J’ai pris le seau et j’aime beaucoup l’odeur du savon de Marseille. Je ne connais pas Marseille. Je ne connais pas Acapulco et pas non plus les monts Aztèques, ni les parcs de Los Angeles, les stades de Namibie ou les flancs des collines d’Irlande ni les rives du fleuve Ienisseï. Et les toitures de la Cité interdite me sont interdites. Peut-être que là-bas on savonne les murs. Je savonne le mur. Et la porte. Et le chambranle de la porte. Le tour de la poignée, avec sa vis qu’il faudrait remplacer parce qu’elle tourne sans fin, puis la poignée elle-même. L’éponge était couleur miel de thym lorsque j’ai commencé, mais avec l’eau qui va et qui vieillit de plus en plus grisée, elle devient jaune sable, ou jaune gravier, ou de ce jaune fané des canisses de bambou quand elles ont pris la pluie dehors. À chaque fois que je presse l’éponge, la mousse déborde entre mes doigts, la mousse blanche entre mes doigts gonflés et rouges de l’eau chaude, la mousse blanche d’un blanc qui redonne du frais au jaune passé du miel pour le rendre presque neuf, c’est ce qui arrive quand deux couleurs se mettent en concurrence, elles ne sont plus tout à fait elles, elles se ravivent l’une l’autre ou bien s’éteignent un peu, elles se bousculent un peu entre chacun de mes doigts rouges ou bien rosés, enflés, d’un rose plus brillant que la normale, d’un rose de chair saturée de sa chair sans peau, mais pâle à certaines pliures et traversé par les lignes bordeaux (je ne connais pas Bordeaux) des jointures. Je commence par le haut, pointe des pieds, c’est une danse. Je pivote en arches de chaque côté en sorte de balancements lents de funérailles et révérences, geste de bout de piste à gauche, respect, retour, geste bout de piste à droite et souffle accordéon, et je retourne vivement l’éponge pour rattraper ce qui coule de savon en usant de son dos, do mi, et je gratte, et je retourne encore l’aplat sur son autre face molle pour reprendre l’arche plus bas, bout de piste, bout de piste, et cela structure un dessin d’arc-boutant arc-bouté, comme le haut d’un vitrail qui serait renouvelé sur ma cathédrale plate, je ne connais pas la basilique Santa Croce, son transept. Lorsque j’arrive à hauteur des hanches mes gestes sont moins sûrs et je saccade toquade, parfois l’éponge m’échappe des mains et tombe. Et puis plus bas je m’agenouille sans penser que remonter sera plus difficile, plus difficile qu’avant, parce que j’oublie qu’avant je n’avais pas à y penser, je crois que c’est toujours le cas et que je suis toujours avant, avant ma mère disait Il faut de l’huile de coude, et j’avais demandé parce que j’avais neuf ans On n’en a pas ? Faut en acheter ? elle s’était mise à rire devant ce premier mur à savonner avec la porte d’entrée ouverte exprès pour que l’air du dehors fasse sécher la peinture chair de poule de cet autre mur d’un bleu doux et grumeleux, et par la porte ouverte je voyais la rambarde noire toute écaillée de l’escalier, le grillage rendu bossu par les pois de senteur et le virage du bout de la rue, cette rue qui maintenant n’existe plus car elle a changé de nom, ou plutôt c’est la rue suivante qui lui a pris, elle lui a pris son nom, l’a avalé, la rue suivante a tellement écarté ses bras ses jambes qu’elle a pris toute ma rue, jusqu’au bout, c’est pourquoi j’ai perdu ma première adresse. Quand tout est sec, je vide le seau.
ces couleurs… quelle adresse… c’est du propre (trop bien)
Emportée! Et cette image de la rue comme un corps qui avale « cette rue qui maintenant n’existe plus car elle a changé de nom, ou plutôt c’est la rue suivante qui lui a pris, elle lui a pris son nom, l’a avalé, la rue suivante a tellement écarté ses bras ses jambes qu’elle a pris toute ma rue » et cette danse du seau à l’éponge de Marseille et tous ces noms qui coulent comme des fleuves, des mers, se déversent… et grisent
J’ai bien rigolé… criant de réalité,
« Et puis plus bas je m’agenouille sans penser que remonter sera plus difficile, plus difficile qu’avant, parce que j’oublie qu’avant je n’avais pas à y penser, je crois que c’est toujours le cas et que je suis toujours avant, »
Très beau texte. Bravo, Quelle maitrise, les variations de jaune… on aimerait connaître son nom et lui montrer Marseille pour que ses doigts rougis prennent des vacances et qu’elle se repose sous les rayons changeants du soleil.
Merci à toutes et tous !
(je fais les carreaux aujourd’hui) (enfin je devrais) (mais si je pense à comment l’écrire en les nettoyant, ce sera autre chose !)
avec toi l’éponge et le savon de Marseille (doit pas être à l’olive celui-là, mais nature) deviennent poésie et belles teintes, avec moi l’eau l’apone deviennent bruns – et pourtant je danse aussi…
plus simplement : un bonbon au miel ton texte
tu m’as fait penser à Cendrars au début, juste à cause du nom des villes que tu ne connais pas
et puis c’est beau après comment tu nous étourdis pour nous conduire finalement au personnage récurrent, la mère, et puis jusqu’à cette rue « qui n’existe plus »…
Merci beaucoup !
(c’est quand même bizarre si bizarre les images qui resurgissent en nous avec ces textes)