#gestes&usages #04 | le lacet gauche défait de Nicholson Baker

Il faut bien qu’il y ait une porte.

Le lacet de la chaussure de sécurité autour mon pied gauche lâche juste avant de partir à vélo. Pas le temps même de l’enlever, j’emmitoufle ce qui dépasse à l’intérieur, histoire qu’il ne m’empêche pas d’arriver à l’heure au travail. C’est-à-dire un quart d’heure en avance. Mon fidèle destrier à peine déposé sur un des quatre côtés de l’entrepôt[1], tout est encore éteint, dans la nuit, c’est celui qui est d’astreinte qui allume au fur et à mesure les locaux, non sans avoir désactivé l’alarme. Un entrepôt de 6000 mètres carrés qui dort, ça se réveille doucement. Comme un dragon qui garde un trésor, au fonds d’une grotte, enchaîné à la terre par les hommes, mais encore capable d’en barbecuer un ou deux s’il le peut. Les autres suivent en file indienne dans le couloir qui mène aux vestiaires. Les saluts fusent, matinaux. Je prends ma place pour arriver jusqu’au vestiaire des filles[2]. Je mets la tenue du rayon que je n’ai pas déjà sur le corps : la doudoune. Privilège du rayon surgelés, elles sont chaudes et payées par l’entreprise. Dans les poches de la doudoune, tout ce qu’il faut pour pallier[3] les aléas : cutter, scotch, stylos, petit carnet, mais pas de lacet. Il faudrait, de mauvaise mémoire, que je remplisse un formulaire de remplacement pour le lacet, ou pour les chaussures. Toujours pas le temps. La doudoune sur le dos, je traverse le couloir pour atteindre la machine à café. Le premier café de la journée et la première clope. Je fais partie des quatre ou cinq qui arrivent en premier, il est toujours autour de 4h45[4]. Certains plus réveillés que d’autres. Et le quart d’heure nécessaire, au sens qu’il ne saurait ni ne pas en être, ni être autrement, se finit toujours par mes yeux fixant l’horizon, loin derrière les poteaux du toit du parking client, loin du lacet, du vestiaire, à regarder un dragon qui n’existe pas voler.


[1] Bien visible du parking client malgré les remontrances des n+, il faut dire que je suis d’une époque où l’écologie était encore une blague pour faibles d’esprit, et les vélos des salariés une marque un peu trop visible du caractère risible de leur paye. Jusqu’au jour où c’est le DRH qui a commencé à venir à vélo. Il s’était inscrit à un club et avait fait l’acquisition d’un modèle dernier cri. Alors ils ont commencé à parler abri. Mais j’étais déjà partie, loin.

[2] J’apprendrais quelques temps après être partie, ou avant, qu’une demande avait été formulé par quelques-unes de celles qui pratiquaient ce vestiaire pour m’en exclure. Certainement pas une question de genre, ne me faites pas l’offense. Une question de pouvoir. Elles le pouvaient, elles l’ont fait. Heureusement que j’étais parti-e-nt-z-s avant que quiconque n’ait eu à prendre sérieusement une décision.

[3] « Un rappel de l’étymologie de ce verbe aidera peut-être à garder en mémoire tant sa signification que sa construction : le latin tardif palliare, dont le français a fait pallier, signifiait à l’origine Couvrir d’un pallium, c’est-à-dire d’un manteau qui cache, dissimule. », ah ben dis donc.

[4] Un matin où la neige s’était invitée partout sur les routes et encore dans l’air, en posant mon bicycle, Gwenn, le collègue adjoint de rayon épicerie me dit qu’il m’avait vu sur la route et qu’il avait failli s’arrêter pour me faire monter dans sa voiture. Heureusement que non. Je savais très bien où il m’avait vu, c’était dans la grande montée juste avant d’arriver. Celle pour qui je prends le plus d’élan pour pouvoir l’avaler d’un coup. S’il s’était arrêté pour me proposer de me prendre, ça aurait fini par un malaise d’une part de nous avoir mis en retard, et d’autre part d’avoir dégueulassé son joli Kangoo avec mes affaires toutes mouillées. J’aurais passé la journée à le maudire, à me maudire, à nous maudire. Je n’avais pas besoin de ça.

A propos de Alexia

Chercheuse par diplôme (Master 2, 2018) en littérature anglaise du 20ème siècle à Tours, indépendante car pas rattachée à une université pour l'heure, je fais des mousses au chocolat, des îles flottantes, du pain perdu caramel, des meringues, des crèmes brûlées...un jour, j'arriverais au niveau de la tarte au citron de Blanche!!! je l'aurais un jour!!! je l'aurais!!! En attendant, j'épluche aussi des pommes...

8 commentaires à propos de “#gestes&usages #04 | le lacet gauche défait de Nicholson Baker”

    • Tout d’abord, appuyer là:

      https://www.youtube.com/watch?v=fJ9rUzIMcZQ

      Le seul poster que j’ai jamais osé mettre sur les murs de ma chambre quand j’avais l’âge de me rendre compte que les autres le faisaient et que mes murs étaient tout vides, surtout à la télé, c’était le poster d’un cycliste, maillot jaune je crois, qu’on ne me demande pas le nom…

      Quand ma mère m’a demandé, agacée, pourquoi j’avais mis ce poster, au-dessus de ma tête de lit qui plus est, je n’ai su que bredouiller : « je ne sais pas… »
      Bien sûr, j’ai enlevé le poster, rapidement, rapidement, de mes deux petites mains. Il ne faut pas énerver un dragon réveillé.

      Une dragonnade d’année plus tard, elle me lancera en une phrase courte mais pas trop: « Ben oui, ton père était champion cycliste…c’est même comme ça qu’on s’est rencontrés… ». Je vous fais grâce de la deuxième phrase qu’elle me dira une autre dragonnade d’années plus tard sur les circonstances zegzactes de cette rencontre et de leurs âges respectifs sur la petite île…dommage que j’ai pas eu d’écouteurs assez puissants à cette époque.

  1. c’est fou ces déplies, les notes, la construction (comme l’avancée dans une forêt impressionnante de conte de fée sans fées et réel)

  2. « Les fées, ce sont elles les méchantes « en vrai »… ».

    J’y ai pensé en me, exceptionnellement, relisant. Je vais par là. Ou je suis par là, quelque chose comme ça. Ou je vais où je suis…merci de vos lectures à tous les deux, chaque un.

  3. da rien…j’ai jamais réussi à faire du vélo sans lâcher le guidon…disons que je me prépare à quelques « soleils »…bonne journée

  4. « Il faut bien qu’il y ait une porte » : de sortie ?
    J’aime beaucoup les notes, notamment la 3. Pour le dragon, on ne sait qu’en penser au lu des commentaires…