La manche droite de ton pull est retombée. Tu n’aimes pas l’hiver quand il te faut des manches, tu préfères travailler en manches courtes, rien qui risque de passer dans la machine, pas de gène aux poignets, pas de bordures qui s’effilochent. Tu n’as jamais de bracelet, de bagues, ni même de montre pour travailler. Là, juste quand tu prenais la planche sur l’établi derrière toi pour la passer dans la raboteuse, ta manche est retombée. Tes manches sont toujours sales juste au-dessus des poignets, là où tu les remontes en posant ta main en entier sur ton avant-bras, comme si tu voulais t’attraper toi-même et tu les remontes jusqu’aux coudes, des deux côtés, pour avoir les bras libres. Alors, les mains toujours pleines de sciure, de poussière ou parfois de colle, tu as toujours les poignets des pulls sales. Mais là, en plus, d’être sale, c’est dangereux cette manche qui est retombée au moment de passer la planche dans la machine. Si la machine te prend la manche, la machine te prend les doigts, la main, le bras. Elle te prend tout. Et elle découpe ça comme elle découpe du bois. Tu en as déjà vu de ces accidents, comme l’an dernier sur ce chantier dans la vallée d’à côté. Ou comme M. qui a quitté le métier après son accident, sa femme avait trop peur que ça lui arrive encore. Maintenant il est magasinier à la quincaillerie, fini le bois pour lui, il transporte des cartons. Alors cette manche qui est retombée, ça t’embête, mais tu as commencé à passer la planche, si tu t’arrêtes ça fera une marque, un creux comme une rigole là où la machine aura trop mangé, alors tu ne peux pas t’arrêter, tu pousses la planche, ou plutôt tu l’accompagnes, le mouvement doit être régulier, surtout ne pas forcer, c’est le dernier passage, celui de finition, pas question d’arrêter, sinon ça va se voir. Alors tu continues à accompagner la planche, malgré la manche retombée. En plus, c’est vraiment du beau bois, tu adores le noyer, sa couleur une fois qu’il sera huilé, sa finition parfaite. Le noyer c’est un bois accueillant, chaleureux, pas comme ces bois du nord, trop blancs et trop parfaits qui restent impersonnels. Alors pas question d’arrêter avec cette planche. Bientôt le milieu, il va te falloir passer de l’autre côté de la machine, ne plus pousser, mais tirer la planche pour l’aider à passer. Ce sera moins risqué avec ta manche qui est retombée, puisqu’au fil du mouvement, au lieu de te rapprocher des lames, tu t’en éloigneras. Mais régulièrement, il te faudra quand même rapprocher tes mains, chacune à son tour pour assurer la prise, pour que ton geste soit plus précis, pour que la planche reste bien plaquée sur la table que tu as pris soin de passer au WD40 avant de commencer, pour que ça coulisse bien, sans à-coups, pour que la finition soit parfaite. Il faut que tu restes concentré jusqu’à la fin, ne pas laisser le poids de la planche faire remonter l’extrémité qui serait trop rabotée, plus fine que le reste, trop fine. Tu es juste en longueur, rien de trop dans cette planche, alors tu te concentres, malgré ta manche qui est retombée. Bientôt la fin de la planche, tu entends l’aspiration qui peine à avaler les copeaux, pas terrible cette aspiration, le sac doit être plein, il va falloir que tu penses à le vider, tu feras ça ce soir quand tu nettoieras l’atelier, comme tu as appris à le faire avec J., lui qui t’a tout appris, y compris le plaisir de commencer le matin dans un atelier propre et de faire le ménage et ranger tous les soirs malgré la fatigue de la journée, les jambes lourdes, le dos cassé et les épaules qui tirent, le balai tous les soirs et ranger les outils, tous les soirs tu fais ça, et tous les soirs, tu penses un peu à J., lui qui t’as tout appris, à lui et à ses devises de grand-père, ses théories et ses maximes, ces phrases toutes faites qu’il répétait sans cesse, ses préceptes, les piliers de sa vie. Ça y est, tu vois le bout de la planche, surtout rester bien plat, surtout rester bien plat. Ensuite tu poses la planche sur l’établi, côté lisse vers le haut, pour tout bien vérifier et tu appuies enfin sur le gros poussoir rouge qui arrête la machine. Avant de basculer le casque qui protège tes oreilles, tu remontes la manche de ton pull qui était retombée et tant pis pour les taches, tant pis pour la sciure pâle sur ton pull foncé, tant pis pour l’odeur du WD 40, mais au moins maintenant, la planche est bien passée et tu as remonté la manche droite de ton pull qui était retombée
Toujours la menuiserie, toujours tordre les propositions pour qu'elles rentrent dans l'atelier. Mais pour l'instant, toujours pas d'idée d'ensemble, de sac qui pourrait rassembler tout ça, à part le bois et le travail du bois : un peu épais pour un fil conducteur, la planche. L'impression qu'il faut encore que j'affine. Même le personnage qui revient dans chaque texte est encore flou pour moi, on ne se connaît pas encore assez. Pour l'instant, "j'accumule la matière", mais toujours avec derrière la tête, cette idée que ça va pouvoir s'organiser... un jour, peut-être
ne pas commenter, qe dire, c’est parfait (et le petit refrein de la manche ajout juste le petitgrain de sel)
oui c’est si bien Juiette
ça coule et c’est ferme et ça amène tout y compris celui qui a tout appris
Merci Brigitte, merci. Vaut presque pour validation de la méthode aussi, écrit la nuit, à peine relu le matin, brut. Mais pensé en amont pendant presque une semaine. Merci indispensable aux ateliers qui me permettent d’affiner la méthode
Si bien écrit ce geste de l’artisan, fascinant, presque hypnotique
Il y a peut-être de ça, dans la répétition, un nombre immense de fois…
IL y a dans ce texte à la fois l’amour du travail bien fait, la description minutieuse du geste, l’ambiance de l’atelier, et un suspens grâce à la manche retombée qui nous tient jusqu’à la fin.
Merci pour l’ambiance, tant mieux si ça marche !