#gestes&usages #04 | Cerf-volant

La seule fois où j’ai vraiment pu jouer avec Lulu, c’est lorsqu’elle est parvenue à attraper pour la première fois un cerf-volant. L’animal devait avoir volé longtemps à son échelle et devait être fatigué. J’ai d’abord senti dans l’air que les vibrations de ses ailes perdaient en intensité, en tonalité. Il perdait insensiblement de l’altitude, malgré une petite brise ascendante dans le pré, et sa masse noire crevait la lumière rasante du soleil, tourbillonnant autour de lui. Il a atterri en catastrophe sur le pont de pierre en butant sur une branche cassée, se renversant et glissant sur le dos sur quelques centimètres. Et il est resté là un bon moment, immobile. Les pattes et les mandibules en l’air, il devait se reposer car sa cuirasse lie de vin aux accents bruns émettait une sorte de phosphorescence infrarouge clignotante, à la manière des vers luisants. Et puis il a commencé à agiter ses six pattes, ses mandibules et ses antennes pour tenter de se retourner. Dans cette position, l’animal était une proie facile. Il était impératif de se retourner. Mais comment, quand aucun membre ni aucune mandibule, si longue soit-elle, ne permet d’explorer l’espace derrière la carapace ? Longtemps l’animal s’est agité, en essayant d’ouvrir aussi ses élytres qui le faisaient juste avancer un peu. Et puis la nuit est tombée.

Il faisait clair cette nuit-là. On apercevait bien le firmament. Il faisait frais aussi. Il y aurait sûrement de la rosée et peut-être un voile de brume au petit matin. Je me suis approché comme un brin d’air près du cerf-volant qui s’agitait encore. J’espérais que ma présence, si diaphane soit-elle, la couvre d’un soupçon de chaleur et la protège, sait-on jamais, d’un curieux, peut-être fâcheux. Mais c’est moi qui, dans la gymnastique rythmique et mécanique de l’animal, fus bien surpris de retrouver quelques sensations lointaines, un peu comme pour les membres fantômes, de ce que fut mon corps, de ce qu’il fit, de mes jambes, de mes mains, ma bouche, mes yeux. Quelque chose des mouvements réflexes, peut-être, désarticulés, quand je me retrouvais sur le dos. Sans rien voir d’autre que ce que les impulsions oscillo-battantes des yeux donnaient à sentir de l’espace, en clair-obscur sans bosses ni creux, sans réels contours. Tout juste quelques légères lignes, mais pour souligner quoi ? Même le mince croissant de la lune, lui, haut dans le ciel, soulignait au moins la nuit qui l’enveloppait.

J’ai été surpris, au petit matin, de me retrouver sur ses six pattes, et lui aussi. De la lumière entre chien et loup. Figés l’espace d’un instant, le temps d’articuler frénétiquement les antennes à la mesure des signes du monde tout en vibrations — des plissements de l’air aux froissements de l’eau et parfois, une déchirure (un bruissement dans les herbes hautes, les feuillages, un saut dans l’eau, un cri, la branche qui craque, un battement d’air, un souffle puissant —, il devait s’agir d’un jeune sanglier), qui nous faisait nous agiter plus fort dans le vide —, et nous nous sommes réfugiés sous un petit tas de feuilles au pied d’un peuplier sans plus en sortir.

À quoi rêvent les cerfs-volants ? Je ne l’aurais peut-être jamais su si moi-même, tombé-là dans les limbes comme par hasard, je ne rêvais la vie que je n’aurai jamais. Avant ma chute, il m’est arrivé de rêver. Difficile de savoir de quoi exactement. Dans l’arc galvanique des premiers temps de la vie, les choses du rêve et de la réalité semblent indistinctes. Peut-être était-ce la vie même qui m’apparaissait comme un rêve en se découvrant. Tous les sens tendus les uns vers les autres formant des interconnexions insoupçonnées, la langue et les lèvres extrasensorielles activant l’organe préhenseur, les parfums et les arômes créant une architecture en son et lumière qui poussait, s’élevait et qui aurait dû finir par percer, un jour, le voile d’ombre et de silence de l’iris et du tympan. Et voilà que sous le petit tas de feuilles, les mandibules actionnées comme une pince folle avaient l’air d’un pouce et d’un index. Et s’ils se rejoignaient comme pour attraper quelque chose, qui n’existait pas, ce geste était aussi, surtout, une façon de parler. Car, oui, chaque ouverture et fermeture, dans un rythme télégraphique, émettait un son, un mot. Et ces doigts, c’était ceux d’une petite main. Toute blanche. Et les mots, ceux d’une petite voix. Les mandibules s’ouvraient, se fermaient, et des mots se formaient entre des petits doigts blancs, des mots avec une petite voix. Une de celles pour lesquelles je rêve ma vie sans passé, ou si peu, ni futur ?

À un moment donné, ces doigts ont fini par attraper quelque chose. Et ça a été comme une surprise. Entre le pouce et l’index, quelque chose de compact et mou en même temps. J’ai tout de suite reconnu le battement. J’ai tenu un jour quelque chose comme ça, dans ma main, comme un doigt d’ailleurs. J’ai bien senti l’espèce de pulsation à travers la carapace, comme un pouls léger. Et comment ça résistait sous les petits doigts. Comment ça s’agitait aussi. Comment ça s’élevait doucement. Et comment je me suis retrouvé les pattes et les antennes en l’air. À s’agiter au milieu des mots en flot ininterrompu. Un vrai bain de voix.

Dieu sait comment, la petite Lulu venait de me trouver sous le tas de feuilles. Mes doigts agités devaient dépasser, elle aura voulu me prendre par la main. En tout cas, à environ un mètre au-dessus du pont, saisi entre son index et son pouce, je me débattais dans tous les sens sans pouvoir rien contrôler. À hauteur de son visage, en face de grands yeux brillants et un bout de nez rond. Et d’innombrables vibrations fluettes se déployant de façon rythmée, comme un babil plus ou moins mélodieux. Avec des mots que j’avais déjà entendus dans ma fenêtre étroite du temps jadis, mais bien d’autres résonnaient étrangement. Je ne les connaissais sans doute pas. Mais c’était peut-être, aussi, à cause des associations de la petite Lulu ? Qui sait quelle histoire elle racontait véritablement ? Et à qui elle la racontait ? À moi, vraiment, dont elle ne connaissait pas encore l’existence ? À moi, venu hanté l’espace d’un instant ce pauvre cerf-volant, qui n’avait rien demandé, pour rêver cette vie qui me fait défaut ?

De sa main gauche, Lulu a sorti une bobine de fil qui se trouvait dans la poche de son gilet. Du fil à coudre blanc. En un instant, elle s’est mise à genoux, a déroulé un peu du fil sur un tapis de mousse sèche, m’a plaqué là sur le dos, et elle a tenté de nouer le fil autour de mon abdomen. Comme je m’agitais d’autant plus fortement qu’un rayon de soleil, à travers la haie, frappait mes antennes, elle a dû recommencer plusieurs fois. C’est fou ce que ces antennes sont sensibles. Elles ne sont pas seulement vibratiles, mais tactiles à distance et, de là, visuelles. Ou sonores. Ou peut-être un peu les deux. Je n’ai jamais trop su, quand ma mère me parlait avec de grands yeux, si son regard provenait de la parole ou l’inverse. Ou si tout s’activait en même temps. Il paraît que les choses se sont passées ainsi dans l’univers, que ça a eu lieu partout en même temps, pas en un point qui se répandrait encore. Un peu comme ces ondes que faisaient les innombrables araignées d’eau, dont la perception, malgré le soleil, me rafraîchissaient tant leurs entrelacs et recoupements créaient, à la surface de l’eau et de la dentelle d’ombre d’un feuillage, une trame ondulatoire qui semblait infinie. Bref ! au moindre écho répercuté en tous sens, au moindre changement de chaleur et de lumière, c’est toute la structure de l’espace environnant qui apparaît, qui irradie.

Le nœud de fil blanc bouclé, je me suis retrouvé encore une fois en l’air, à m’agiter de tout mon corps emprunté, à deux doigts, devant les yeux, le nez et la bouche de la petite Lulu, qui elle aussi s’agitait beaucoup. Et puis tout s’est arrêté. Le fil autour de moi, elle m’a posé dans le creux de sa main et j’ai récupéré le sens du sol sous les pattes. Même si c’était un peu étrange cette chose ferme et élastique. Elle a lancé quelques mots, deux ou trois fois, les élytres se sont ouverts, et je me suis envolé. Le fil au corps, la bobine sur le pont de pierre roulant sur place, une ligne de plus en plus longue s’est formée, de plus en plus haute. La petite Lulu applaudissait. Le fil déroulé, la bobine a poursuivi sa course. Elle est tombée dans l’eau.

notes avec le texte

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

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