Où as-tu donc mis la liste de ce qu’il faut acheter ce matin ? Tu écartes les bras de part et d’autre de la cuisinière, tu t’appuies en te penchant plus en avant et tu tournes la tête vers la gauche en direction de la cafetière italienne. Selon toi, il serait logique que la liste soit à ses côtés car hier, au moment où tu as pris le crayon, tu t’es rendu compte qu’il fallait acheter du café. Par réflexe ou par paresse, peut-être l’auras-tu laissée là, à côté de la cafetière ? Ou peut-être se sera-t-elle enfouie dans le tas de papiers où sont inscrites les choses les plus urgentes à faire, « choses » que tu notes sciemment pour ne pas les oublier, mais qu’inconsciemment tu ne relis jamais ?
Or, à cet instant et devant tes yeux, il n’y a rien d’autre que la cafetière italienne, un petit tas de feuilles (sans la liste) et le crayon posé de biais. Tous sont abandonnés entre le frigo et l’évier.
Tu te retournes et regardes les chaussures que tu vas mettre pour sortir. Tu as le choix entre deux possibilités : des bottes ou des baskets. Tu restes un peu à distance afin de mieux prendre la mesure de ce qui importe. Tu observes. Tu portes une jupe donc le mieux serait de mettre des bottes. Mais celles-ci sont neuves et te font mal aux pieds. Par conséquent, le plus confortable serait de mettre les baskets. Tu t’approches, les saisis et à ce moment précis, tu remarques qu’elles ne vont pas du tout avec ta jupe ni au niveau des couleurs, ni au niveau du style. Tu les reposes par terre. Peut-être faudrait-il aller te changer pour pouvoir mettre ces baskets ? Mais cela prendrait trop de temps et le temps, tu ne l’as pas. Tu hésites, tu fais un pas en arrière puis reviens vers les bottes. Cela dit, pourquoi ne pas tenter de mettre les baskets avec ta jupe puisque de toutes façons le magasin est à cent mètres et que – finalement – peu importe les personnes que tu risques de croiser sur ta route. Tu sais par expérience qu’on ne regarde pas systématiquement les chaussures des gens qui marchent.
Tu te baisses à nouveau et reprends tes baskets par leurs talons. Elles se balancent au bout de ton index et de ton majeur. Tu te retournes et cherches une chaise pour pouvoir les enfiler car comme tu as perdu en souplesse, il est nécessaire de t’asseoir. Tu pourrais te mettre par terre mais te relever sera plus compliqué, tu as déjà essayé. À la réflexion, il serait plus facile de mettre des bottes car elles sont moins basses, tu peux les tenir par le haut et glisser ton pied avec plus de facilité sans devoir te pencher. Hésitations encore. Mais comme tu viens d’avoir le même chemin de pensée il y a un instant, tu sais pertinemment que tu vas avoir mal au pied et que tu vas marcher de travers ou en boitant. Ce serait idiot de te faire du mal. Tu t’assieds sur le tabouret, passes ta jambe droite au-dessus de ta jambe gauche et te penches un peu plus en avant. Tu tiens la première basket avec les deux mains, tu écartes un peu les bords extérieurs pour les assouplir, tu plies la jambe droite, tiens ton pied flex avant de le glisser dans la chaussure. Tu fais jouer un peu ton pied de gauche à droite afin qu’il puisse prendre pleinement l’espace qui lui revient.
Tu déplies ensuite ta jambe droite, lui fait quitter la jambe gauche et la remets en angle droit juste à côté de sa consœur que tu passes ensuite par-dessus. Tu es bien entendu toujours assise et tu réitères le même petit scénario pour enfiler ton autre basket. Pendant ce moment rempli de réflexes, tu penses à ton corps qui devrait faire un peu plus d’exercices car être si raide à ton âge n’est pas bon signe pour la suite. Tu pourrais aller courir dans le parc de Forest de temps en temps, c’est à côté, c’est gratuit, tu as des chaussures adéquates, il ne te manque qu’un brassard pour ranger ton téléphone ; Pour cela, tu le sais, il suffit d’aller dans un magasin et d’en acheter un. Il faut simplement le noter sur la liste des choses à faire. Donc tu te lèves et tu cherches le petit crayon. Ah oui, il est à côté du tas de papiers où sont notées les choses à ne pas oublier. Il faudrait d’ailleurs que tu le tailles, ce petit crayon, mais alors il risque de ne plus rien en rester tant il est petit. Tu notes : acheter… comment on appelle ça ? Brassard téléphone course, tu te comprends et de toutes façon, il n’y a que toi pour te relire. Tu te retournes, t’approches du porte-manteaux, du bras gauche tu décroches le bleu, il est doux et chaud et puis comme il est long, il cachera ta jupe, ce qui conviendra pour les baskets. De la main gauche, tu le déplies face à toi, tu repères la manche gauche et l’enfiles avec ton bras droit. C’est ici qu’il n’est pas bon d’être dyslexique, tu te dis.
Ensuite, d’un geste circulaire avec le bras gauche, tu fais passer le manteau derrière toi, comme une cape, pour qu’il atterrisse sur tes épaules. Enfin, tu enfiles le bras gauche. C’est ce geste-là qui résiste le plus car il est difficile de trouver l’emmanchement du premier coup.
Une fois couverte du manteau, tu presses tes poches, où sont tes clés ? Elles sont là, sur le meuble danois. Heureusement, le trousseau est gros et donc bien visible, tu peux le saisir à pleine main. Tu avances un peu pour empoigner la porte, tu te retournes pour vérifier que toutes les lumières sont bien éteintes, tu abaisses la clenche et tu tires. Tu avances vers l’espace qui s’ouvre devant toi et te retournes de nouveau pour glisser la clé dans la serrure car on ne peut pas fermer la porte sans la clé. Chez toi, c’est une gardienne indispensable qui impose son usage pour qui souhaite fermer ou ouvrir la porte, c’est elle qui permet d’accéder ou non à ta bulle personnelle. Tu regardes ton trousseau, tu le trouves singulier car il y a beaucoup de porte-clés qui ne portent pas de clés. Sur l’un d’eux, il y a une petite cloche que tu aimes entendre tinter dans ton sac lorsque tu marches dans la rue. Ton sac, tu as oublié ton sac ! Heureusement, tu es encore dans le couloir. Heureusement, tu t’en aperçois maintenant. Tu aurais eu l’air malin au magasin avec tes courses, avec tes clés et porte-clés mais sans ton portefeuille (qui lui non plus ne porte pas de feuilles, tu te dis). Là, il ne s’agit plus de baskets trop simples ou de jupe trop chic ou de manteau trop long. Non, il s’agit ici de ne pas pouvoir payer et cela, ta dignité n’aurait pas pu l’accepter. Tu rouvres la porte avec ta clé-gardienne et comme le sac est juste à l’entrée, tu n’as qu’à tendre le bras pour atteindre le meuble et l’emporter. D’un geste circulaire, tu l’enroules autour de ton épaule car comme la lanière tombe tout le temps, il vaut mieux le mettre en biais.
Il y a un parfum de roses rouges dans le couloir qui mène à la rue. Tu te dis que c’est curieux ces deux mots mis ensembles, des roses rouges ; c’est tout l’art de la contradiction. Tu t’avances en pensant aux roses, tu heurtes le vélo de ton voisin, sa pédale cogne ton tibia, tu t’abaisses pour vérifier que tu ne saignes pas. Tu te relèves, rassemble tes cheveux entre tes mains, l’une passant sur l’autre. Quand tous tes cheveux peuvent tenir entre les doigts de la main gauche, la main droite glisse le long de la lanière de ton sac où se trouve ta pince noire, tu la saisis et viens la poser sur ta tête. Tu prends une mèche à gauche que tu laisses tomber devant tes yeux, tu prends une mèche à droite que tu glisses derrière l’oreille et tu te remets en route. Tu respires. Tu as hâte de sortir.
et la lanière du sac glisse -ah non puisque tu l’as mise en biais.
sourire à ce tour de force
et l’impression de l »avoir vécu (sauf pour les bottes auxquelles j’ai renoncé et le fait de s’asseoir parce que l’âge en est venu)
bravo