matin du 22 janvier
Comme chaque matin, une fois que chacun est parti, ôter bols et cuillères, les déposer sur le plan de travail, soulever un par un les sets de table, les tapoter sur leur tranche pour que glissent les miettes sur le plateau, les empiler les sets les uns sur les autres et les mettre de côté sur l’assise d’une chaise, aller chercher l’éponge qui trempe dans son bain d’évier chaud et mousseux, la sortir, la serrer pour en extraire le jus nécessaire afin que rien ne goutte au sol, coller le ventre doux et imbibé de mousse de l’éponge sur la table, fabriquer des cercles, la retourner, refaire de nouveaux cercles avec le dos râpeux et rouge, la lancer de loin dans l’évier sans crainte d’éclaboussures, prendre de quoi essuyer, replacer les sets de table aux postes qu’ils doivent occuper, reprendre la gestuelle de l’éponge, la même, ventre doux, dos râpeux, en cercles délimités par le rectangle qu’ils circonscrivent, essuyer à nouveau, replacer les chaises bien d’équerre, et tout ce temps avoir entendu la musique, la merveilleuse musique.
matin du 23 janvier
Comme chaque matin, une fois que chacun est parti, ôter bols et cuillères, les poser à l’écart sur le plan de travail, soulever un par un les sets de table, les tapoter sur leur tranche pour faire glisser les miettes et pouvoir les empiler les uns sur les autres au-dessus l’assise d’une des chaises, aller chercher l’éponge qui trempe dans son bain d’évier chaud et mousseux, la sortir, la serrer pour en extraire le jus nécessaire afin que rien ne goutte au sol, coller son ventre et doux imbibé de mousse sur la table, fabriquer des cercles, la retourner, refaire des cercles avec le dos râpeux et rouge, revenir la jeter dans l’évier sans craindre d’éclabousser, prendre de quoi essuyer, replacer les sets de table aux postes qu’ils doivent occuper, reprendre la gestuelle de l’éponge, la même, ventre doux, dos râpeux, en cercles délimités par le rectangle qu’ils circonscrivent, essuyer à nouveau, replacer les chaises bien d’équerre, et tout ce temps avoir entendu cette musique, cette sombre musique.
matin du 24 janvier
Comme chaque matin, une fois que chacun est parti, ôter bols et cuillères, les emmener et venir les déposer sur le plan de travail, soulever un par un les sets de table, les tapoter sur leur tranche pour faire glisser les miettes et les empiler les uns sur les autres sur l’assise de la chaise, aller chercher l’éponge qui trempe dans son bain d’évier chaud et mousseux, la sortir, la serrer pour en extraire le jus nécessaire afin que rien ne goutte au sol, coller son ventre doux et imbibé de mousse sur la table, fabriquer des cercles, retourner l’éponge, refaire des cercles en s’aidant de son dos râpeux et rouge, revenir la lancer dans l’évier d’un geste bref, prendre de quoi essuyer, replacer les sets de table aux postes qu’ils doivent occuper, reprendre la gestuelle de l’éponge, la même, ventre doux, dos râpeux, mais les cercles sont cette fois délimités par chaque rectangle formé par le set de table et circonscrits, les essuyer, replacer les chaises bien d’équerre en les alignant entre les pieds de la table, et tout ce temps avoir entendu les voix, plusieurs voix, réinventer un chant qu’on connaissait pourtant, mais bien mal, et le redécouvrir dans chacun des gestes précédents aussi sûrement qu’on s’empare d’un objet familier pour le tenir contre soi, avec tendresse.
Moi j’appelle ça la contemplation. Je crois que j’écris pour contempler. En te lisant c’est ce qui me vient. Merci Christine.
Merci Gilda ! (en tout cas, c’est une histoire vécue, j’aurais dû cocher la rubrique « témoignage » :)))
Que j’aime les musiques qu’on entend dans ces textes !
Je tente une variation:
Comme chaque matin, une fois que chacun est parti, ôter bols et cuillères, les déposer sur le plan de travail, soulever un par un les sets de table, les tapoter sur leur tranche pour que glissent les miettes sur le plateau, les empiler les sets les uns sur les autres et les mettre de côté sur l’assise d’une chaise, aller chercher l’éponge qui trempe dans son bain d’évier chaud et mousseux, la sortir, la serrer pour en extraire le jus nécessaire afin que rien ne goutte au sol, coller le ventre doux et imbibé de mousse de l’éponge sur la table, fabriquer des ellipses, la retourner, refaire de nouvelles ellipses avec le dos râpeux et rouge, la lancer de loin dans l’évier sans crainte d’éclaboussures, prendre de quoi essuyer, replacer les sets de table aux postes qu’ils doivent occuper, reprendre la gestuelle de l’éponge, la même, ventre doux, dos râpeux, en ellipses délimitées par le carré qu’ils circonscrivent, essuyer à nouveau, replacer les chaises bien d’équerre, et tout ce temps avoir entendu la musique des sphères.
oh merci Laure ! ça offre un dépliement qui pourrait ne jamais s’arrêter (les ellipses, les sphères, on s’en va loin alors qu’on part de tout petit !)
Superbe Christine ! Bravo et merci.
Merci Clarence ++++
le ventre de l’éponge ! son dos !
le bain d’évier chaud et mousseux…
C’est beau. Alors, ils sont encore accomplis aujourd’hui ces gestes qui furent ceux de ma mère que je me suis acharnée longtemps à ne pas refaire, non sans culpabiliser, qui pourtant reviennent par cette bande là, que tu écris ici, que Gilda appelle méditation, dans cette veine où peut-être ma mère elle-même inscrivait ses propres gestes…
heureuse que ces gestes aujourd’hui viennent à l’écriture, qu’ils ne soient plus seulement ceux de la servitude. d’une servitude. je me disais souvent : rendre se dignité à la vaisselle…
« Rendre la dignité à la vaisselle », c’est ça, le geste qui porte un peu plus que ce qu’on voit de l’extérieur, qui n’est pas que le rouleau mécanique à subir, merci Véronique !
La dignité de ces gestes, empêcher la répétition de les rendre insignifiants, leur rendre hommage, bravo!
presque le 23 janvier (version paresseuse au début et récupératrice beauté douce ensuite)
Comme chaque matin, une fois que chacun est parti, ôter bols et cuillères, les déposer à l’écart sur le plan de travail, soulever un par un les sets de table, les tapoter sur leur tranche pour faire glisser les miettes et pouvoir les empiler les uns sur les autres au-dessus l’assise d’une des chaises, aller chercher l’éponge qui trempe dans son bain d’évier chaud et mousseux, la sortir, la serrer pour en extraire le jus nécessaire afin que rien ne goutte au sol, coller son ventre et doux imbibé de mousse sur la table, fabriquer des cercles, la retourner, refaire des cercles avec le dos râpeux et rouge, revenir la jeter dans l’évier sans craindre d’éclabousser, prendre de quoi essuyer, replacer les sets de table aux postes qu’ils doivent occuper, reprendre la gestuelle de l’éponge, la même, ventre doux, dos râpeux, en cercles délimités par le rectangle qu’ils circonscrivent, essuyer à nouveau, replacer les chaises bien d’équerre, et tout ce temps avoir entendu les voix, plusieurs voix, réinventer un chant qu’on connaissait pourtant, mais bien mal, et le redécouvrir dans chacun des gestes précédents aussi sûrement qu’on s’empare d’un objet familier pour le tenir contre soi, avec tendresse.