Il n’a pas attendu longtemps, le père, pour aller à la boutique du magicien. Le fils lui avait consciencieusement découpé ses bottes de sept lieux pour lui ôter toute envie de courir au loin. Entre les nez rouges, les rosiers à fleur pistolet à eau, les haricots sauteurs, il a trouvé une nouvelle paire, un peu trop large mais ça va aller, je ferai avec et depuis, un week-end sur deux, il les enfile, passe au-dessus des guêtres à la mode et va à grands pas vers la morne plaine.
Comme une vague, le corps roule, se love autour d’un axe souple et mouvant, les jambes ne marchent pas, pour dire plus technique elles ne sont pas motrices, le mouvement chaloupé du corps les entraine, elles se contentent, c’est déjà pas mal, de se mettre en position, un peu plus à droite, un peu trop à gauche pour accueillir le poids du corps et ne lui laisser aucun risque de s’échapper de son polygone de sustentation — il dit suce tentation, ça fait rire les enfants —, d’équilibre. Le balancement entraine le bassin et, par instinct, la jambe se pose à l’endroit exact pour tenir l’équilibre et relancer. Alors c’est la cheville qui récupère ses quatre-vingt dix kilos en porte à faux et poser le talon en premier, un peu en canard pour assurer la prise au sol s’impose.
Et pourtant on dirait bien que le pied est tourné vers l’intérieur exactement ce qu’il ne faudrait pas faire. — Qu’a à faire l’équilibre avec ça ? C’est du déséquilibre que nait le mouvement toujours en limite de la chute, de la fuite en avant non maitrisée. Bloquer au-dessus du polygone est garantie d’équilibre, de sécurité, de ne pas me faire mal mais parfaitement défavorable à ce que je chantais quand nous marchions, ados dans l’air brûlant saturé d’humidité, au bord de la lagune, la meilleure façon d’marcher c’est encore la nôtre c’est de mettre un pied d’vant l’autre et d’recommencer. Ça nous suffisait pour avancer : ne jamais s’arrêter, je préférais ça aux chansons pour faire marcher au pas tous ensemble comme une troupe armée. Ma poule n’a plus qu’vingt-cinq poussins, … un kilomètre à pied, ça use, ça use …
Faire marcher la troupe sur un rythme à sept temps, un rêve de chanteur qui l’avait fait rire parce que ça pourrait être un bon remède à sa peur de ne plus pouvoir marcher, des jambes qui disparaissent, des chevilles qui plient, de la peur de tomber qui fait qu’inévitablement tu tombes. Se déconcentrer, oublier le pom pom pom pom. Marcher ce n’est pas se concentrer sur soi, sur sa peur, ce n’est pas se maitriser pour pénétrer dans la sombre forêt, ce n’est pas confronter une forteresse à un paysage figé. A la piscine, il y a des nageurs qui ne bougent presque pas, seuls leurs bras écument doucement l’eau, jambes apparemment immobiles, ils filent comme des poissons volants. Ils ne sont pas dans l’eau, ils sont l’eau, c’est le mieux que je peux dire, après ça dépasse mes mots, Les vrais moments de joie, de jouissance de marche ce n’est pas de voir le rayon de soleil se faufiler à travers les feuilles et atteindre le petit chêne resté au sol, ce n’est pas quand tu vois la lumière, c’est quand tu es la lumière, le rayon de soleil, le petit chêne, la morne plaine.