Quand il s’agit de laver, laver le sol, tout dépend de sa propre taille. L’outil est produit en série, calibré pour s’adapter à la moyenne. Les plus grandes se cassent en deux, penchent le torse, légèrement, en l’inclinant depuis les hanches, comme si une vis serrait les deux fémurs ensemble mais pas trop pour qu’ils puissent pivoter. Les plus petites — comme l’était ma mère — se lancent en entier dans les bras, les deux bras, tout le corps à l’oblique et tout le haut du corps projeté vers l’objectif des mains, soutenant les mains, les mains décident. Et celles comme moi, qui ne sont ni petites ni grandes, alternent, entre s’engager vers l’avant et garder les épaules retenues, à cause de la question des reins, qui n’est pas résolue, car ils ne sont jamais comme il faudrait.
Avant de laver, laver le sol, il y a le temps de la préparation. L’éponge et le chiffon. Atteindre les tringles des rideaux et le versant caché des radiateurs, leurs rainures. Secouer les plaids qu’on replie alignés aux angles. Passer la main au fond et sur les côtés des assises pour en chasser les miettes qui seront repoussées, petit à petit, vers l’extérieur, par des caresses sans intention. Puis c’est le tour des chaises, retournées têtes en bas et calées sur la table, et quatre fois, à chaque pied, le pouce qui vient lisser pour déloger un talon de poussières et de cheveux collés, qui sera ensuite frotté dans l’air avec l’index, comme pour saupoudrer quelque chose.
L’esprit s’inquiète de ce qui touche le sol, ce qui n’est pas un sujet d’habitude. On monte le pouf sur le fauteuil, la petite table sur la banquette. Les sabots qui servent pour dehors sont posés par-dessus le paillasson roulé sur la rambarde, ça l’empêche de glisser. La guitare, on ne sait pas trop comment, finalement glissée contre la petite table, son manche calé sur le dossier, et les cordes, en se faisant heurter, résonnent en creux. Les poubelles sont montées sur le plan de travail, on en profite pour y passer l’éponge de haut en bas, en cernant la pédale, les deux poubelles, celle pour le tout venant et l’autre qui sert aux emballages de lait et de yaourts, on y ajoute une bouteille d’eau vide, écrasée jusqu’au cul en rabattant bien le bouchon pour emprisonner l’air, mais c’est souvent qu’elle se déplie dans un craquement.
Une fois qu’on a réduit l’emprise de ce qui touche le sol, il faut sortir le réservoir qui se déclipse puis le vider, et puis le reclipser avant de commencer à aspirer, brancher le fil à enjamber, et ne pas faire comme tous les jours, au plus pressé, mais insister, et revenir plusieurs fois en arrière, parce qu’on prévoit que chaque résidu de quoi que ce soit deviendra un problème, un ralentissement. Quelquefois en chemin nettoyer la brosse. S’arrêter pour couper entre les poils drus les fils de laine ou de coton enroulés dans la rotative. Ce qu’on enlève est aspiré tout de suite. De temps en temps, s’arrêter aussi parce qu’on a cru entendre le téléphone sonner, mais ce n’est pas vrai. On reprend. On repasse aux endroits déjà connus, et sur les taches qu’on peut repérer à l’avance. Puis l’enrouleur fait ce bruit long, entre grincement et glissement, avant que l’aspirateur soit rangé.
Là on peut commencer à laver, laver le sol. On remplit le seau réservé à cet usage avec l’eau qu’on a laissée couler avant, pour qu’elle soit chaude, et quelques bouchons de produit, lavande, citron, eucalyptus. Ce seau possède un bec et, en travers de son ouverture, une sorte de grille large. On viendra y presser la toile, après l’avoir plongée au fond, en la maintenant très fort, de tout son poids, pendant une pause de quelques secondes. La mousse babille. On soulève, comme si on laissait respirer, et quelques gouttes sont relâchées, avant de plaquer sur le sol d’un coup sec et d’un bloc, si possible, le rectangle tissé, de tout son long.
Ensuite, qu’on soit grande ou moyenne ou petite, les mains tiennent et dirigent le manche de ce qu’on appelle parfois un racloir, ou parfois un balai espagnol, parfois on ne sait pas le nom de cette chose qu’on manipule. Les mains l’orientent, le tournent à l’angle du mur pour que la bande mouillée vienne lécher les rebords, les coins, et ensuite reviennent s’emparer du centre de la pièce. Tracer ce signe qui, en mathématique, correspond à celui de l’infini, à répéter infiniment, ou bien elles s’acharnent en allers-retours sur place, et tentent quelques virgules pour récupérer du bout du geste une peluche noire minuscule à ramener vers soi pour l’avaler. Et elles reprennent, jusqu’au soulèvement du manche, pour recommencer l’écrasement, le poids sur la grille, le temps d’une pause limitée.
Les grandes insistent sans plier les genoux, au contraire, et parfois même le haut du dos cambré, comme pour chercher de la droiture, mais pas pour se donner des airs, plutôt pour épargner les ligaments, les tendons, les épaules. Elles ne se frottent la nuque qu’à la toute fin, quand elles s’arrêtent, appuyées sur leur manche comme un cantonnier sur sa pelle, un jardinier sur son râteau, pour observer ce qui se passe, les endroits qui commencent à sécher, les reflets. Les petites essayent de ne pas glisser, c’est souvent que ma mère y allait pieds nus, et qu’entre les signes de l’infini, à l’intérieur des boucles ou par-dessus, je voyais ses orteils dessinés sécher.
Il n’y a pas de temps d’attente, en tout cas pas pour soi, on monte l’escalier, s’occuper du linge, le ranger ou le repasser, ou s’il fait beau aller dehors chercher le courrier, ou remplir la mangeoire, ou balayer les graines sur les dalles. Et quand on a fini d’être ailleurs mais pas très loin, question de surveillance, c’est sec.
On remet tout en place, la guitare, la table, les sabots, le paillasson, les chaises. Si quelqu’un rentre quand c’est encore mouillé, on dit ce n’est pas grave, c’est rien, et si quelqu’un traverse en chaussures et ramène des cassants de feuilles, ou si quelqu’un mange et fait des miettes, on dit toujours c’est rien, pas grave, on le savait avant, grandes, moyennes ou petites, il y a toujours à refaire. On connaît cette sorte de marche immobile et un peu obstinée, qui rend fière ou désole. On ne sait pas par quelle extrémité la prendre (par la méditation ? le rejet ?) mais l’apprendre on l’a su, et les femmes avant soi chacune tenant la précédente se sont données ces choses à observer, presser, et comptabiliser, avec des gestes qui ressemblaient à d’autres plus admirés, comme frotter le cerne du vitrail, ou lisser le pigment sur un mur al fresco.
(la cuisine est petite, dallée de blanc, il n’y a aussi que la salle de bain à faire – le reste des sols, ici, est en bois – la cuisine je ne me penche plus, je la fais à genoux – elle est petite) (je ménage mes articulations – mon dos – mes reins) (une fois que c’est fait, c’est propre – mais c’est rien, ce sera à refaire) c’est vrai, c’est rien (ce n’est pas tant que j’aime ça, mais une fois que c’est fait, ça va) (merci à toi) (extra)
Sol ou vitrail … il faudra que ça recommence. Ce texte brille comme le Marseille en paillettes et fait rêver comme le sous sol du bazar de l’hôtel de ville où m’entraînait ma grand-mère qui ne remettait jamais au lendemain. Merci pour l’éventail des tailles Je vais pouvoir corriger la posture ( version au-dessus du 1m73) quand je cinserai les carreaux de ciment … quel beau texte
Laver à grandes eaux, laver complètement, ces lavages qui démarrent et où on se demande où cela va s’arrêter, il y a toujours quelque à chose à laver, et le corps qui se plie à cette tâche. Merci et bonne journée.
🙂
Christine, je ne t’en veux pas, non je ne t’en veux pas… même si n’ai plus le temps ni d’écrire ni de balayer et laver sol comme l’avais prévu – en oubliant les gestes de ces femmes, en tentant de le faire comme puis (mais que c’est bien et tout ce que ça dit !)