Tu sais, je cours tous les jours, je m’entraîne, c’est le prix que je dois payer pour rester libre. Je ne change jamais de parcours, je fais le matin cinq tours de la cité, les autres se marrent à chacun de mes passages, ils me proposent une taffe, mais je refuse, il faut que je sois à cent pour cent, ce soir ce sera ma récompense, c’est moi qui ferais tourner. Je commence par m’étirer, je prends appui sur les marches de l’escalier qui descend au parking, puis je fais quelques pompes, en hiver je mets un pantalon de survêtement noir et en haut je mets un sweat à capuche gris foncé assez large, avec une grande poche devant, et quand je suis chaud je pars. Je prends le RER, je descends soit à Châtelet ou à la Gare du Nord, ma journée commence. Je vise la fin des heures de pointe, vers huit, neuf heures ou les lieux qui drainent du monde, il me faut du monde pour que mes bousculades n’effraient pas le tocard que je vole, mais il n’en faut pas trop, il faut que je puisse courir, il faut que je me glisse dans le flux. Vers midi je pars sur les champs, je vise les sacs à main ou les beaux portables, j’essaie d’être le moins violent possible, on ne sait jamais, je tiens à ma liberté, mais je dois aussi être efficace, alors quelquefois je frappe, rarement au visage, je vise les cuisses avec un low-kick, les gens ils sont surpris par la douleur, ils lâchent prise, ils auront un gros bleu pendant quelques semaines, rien de grave. Je cours par habitude, souvent les poursuivants, ils abandonnent vite, je ne comprends pas, même les flics en civil, ils sont en jean, avec des blousons, de mauvaises chaussures, ils n’ont aucune chance, et encore je ne parle pas de leur âge et de leur poids, ils pensent que des petits gros vont m’attraper. Regarde, mes chaussures ne sont pas des chaussures de jogging, elles glissent trop, je préfère des chaussures de Trail, elles sont moches et plus lourdes, mais elles accrochent. Ma foulée change un peu avec ce type de chaussures, je remonte moins derrière, je dois augmenter la fréquence pour aller vite. Je ne me suis jamais fait avoir, une fois j’ai eu chaud, ils n’ont rien vu, j’ai escaladé une barrière, ils m’attendaient ces clowns, tu aurais vu leur face, j’étais mort de rire. En fait je suis comme un sportif de haut niveau, je pratique presque tous les jours, mais je mange mal et je fume un peu, avant les sportifs aussi ils fumaient, c’est mon oncle qui me l’a dit, moi j’ai quinze ans, j’ai encore peut-être dix ans avant de prendre du bide, c’est à ce moment-là qu’il faudra que je change de métier, j’ai le temps, j’aime bien ce que je fais, je ne fais de mal à personne, les gens ils sont assurés, je ne comprends pas pourquoi ils s’accrochent à leurs trucs comme ça, mate le sac de la vieille, je te laisse, j’ai une course à faire.
Un jour comme ça un jeune type dans son genre coure sur le marché une femme crie un croche-pied l’arrête il tombe dans les épluchures les fruits pourris les restes de poisson il veut se relever un des vendeurs lui balance une pêche dans la figure la femme qu’il vient de voler est là elle reprend son portable lui crache au visage – un autre type le balaye quand il se relève le cueille du poing il tombe un autre le cogne – il descend de son « haut niveau » – jeune quinze vingt ans – là dans les épluchures – les clowns parfois ne rient que peu. Le truc est risqué. Belleville vers midi un mardi
je trouvais avec admiration que ça faisait beaucoup d’effort pour simplement courir, mais je l’incline devant la justification de cet acte qui ne se limite pas au gain pour la bonne santé du corps.