Extraits des journaux du facteur Franck Falhaud (1945-2000) retrouvés après sa mort.
Extrait du journal intitulé Mr D. année… (date à préciser)
Léger balancement du buste de droite à gauche à partir de la taille tandis que les hanches restent sur un axe horizontal. La tête est soudée aux épaules. La tête sur les épaules mais. Quelque chose dans la démarche dit sa rigidité. Il n’a jamais de courrier. Je ne le croise jamais. Il attend que je sois passé et dès que j’enfourche le vélo il sort, il prend la direction opposée. Je ne connais de sa démarche que le dos. Comment créer un personnage à partir de cette démarche saisie de dos. Longues enjambées à la Giacometti, vêtements sombres. Une écharpe. C’est l’hiver et il fait froid. Une épaisse chevelure brune. Je ne l’ai jamais vu de face. Les bras tranchent l’air le long du corps avec détermination. Cadence régulière calquée sur une gamme en notes noires. Il s’appelle Monsieur D. il habite rue Marguerite Yourcenar. Au numéro 10. Rez-de-chaussée. Mais ce n’est pas écrit dans sa démarche. Qu’est-ce que je peux lire dans ce balancement ? Qu’il n’est pas très vieux ? Même plutôt jeune ? De grands pas déterminés. Confiance en lui ? Ou colère ? Il attend un courrier et ne le reçoit jamais. Prêt au combat. Il n’a pas la foulée étriquée d’un bureaucrate – le pas trop ample – celle hésitante du rêveur, rapide, du sportif, souple, du danseur. Il frappe le sol du talon, y déroule la semelle et donne un élan de la pointe du pied. Cet élan, cette impulsion, cet essor, est-ce là ce qui donne le balancement du buste de droite à gauche et de gauche à droite ? Les jeunes adultes du centre-ville ont tendance à se balancer ainsi. Monsieur D. est du centre-ville. Jeune adulte. Célibataire ? Célibataire !… Le personnage se dessine… Je le dessine… Je le modèle… en me servant de la démarche qu’il adopte en sortant de l’immeuble et en s’éloignant.
Extrait du journal intitulé Rose année… (date à préciser)
Comment rendre compte du changement d’allure de Rose après l’accident de son fils. Je la revois… elle marche le buste bien droit, la tête implantée à la verticale de ce buste, le regard posé sur un horizon hypothétique. Pas dansés. Attaque du sol avec la pointe du pied. Est-ce que les talons se posent ? Elle est prête à décoller… Je la vois décoller. C’est l’été. Elle porte des ballerines blanches, une robe légère et un sourire parfumé au jasmin… elle balance ses bras de haut en bas en riant… de haut en bas et de bas en haut… des bras trop frêles qui ne peuvent maintenir dans les airs un cœur aussi grand. En lisant la lettre que je viens de lui remettre, ils se détachent et elle chute. Rose a tout juste quarante ans, son fils vingt. Elle ne s’envole plus. Depuis ses bras enserrent son cœur. Sa frêle silhouette est aimantée au sol. Ses pas glissent tandis que sa tête bascule lentement vers l’avant.
Bonjour Claudine,
j’aime beaucoup la forme et le statut du texte, les trous dans les portraits sont porteurs et aiguisent la curiosité deux fois à propos du reste du Journal et le devenir des personnages. Merci
Merci Catherine pour cette lecture. Cette forme me permet d’avancer dans le « projet »…que je traîne depuis quelques années… que je traîne avec plaisir…pas de boulet…