Quand il vient au monde, personne n’a idée de ce qui va se passer. Il a l’air d’un bébé normal, tète avec ténacité, se redresse comme les autres bébés. Il dort peu, c’est vrai, semble ne pas réagir à son nom mais ça n’interroge personne. À six mois il rampe comme un petit animal. Brusquement il s’arrête, tripote un caillou un haricot trouvé par terre, le porte à sa bouche, pousse un cri strident, repart en avant à quatre pattes avec sa tête qui balance à droite à gauche. Se cogne souvent. Se fait des bleus des bosses, c’est vrai, pourtant personne n’imagine qu’il ne va pas devenir l’enfant qu’on imagine — qu’elle imagine. Jusque-là elle le perçoit comme sa prolongation à elle et à Jude, petit lapin joyeux qui lève les fesses pour se propulser plus loin. Il se débrouille comme il peut, elle pense que c’est déjà bien. À un an il a un corps petit et maigre, ne prononce pas encore de mots. Pourtant il tente de se hisser sur ses pieds en s’agrippant à ce qui se trouve à sa portée, barreau de chaise, pan de robe. Il retombe, parfois rudement. L’apprentissage au debout n’est pas pour tout de suite. À un an et demi il s’accroche à ses mains de mère, elle le soutient, l’encourage, le fait avancer entre ses jambes. Il s’agite et semble heureux. Elle ne peut pas le lâcher — peur qu’il se fasse mal. À quel moment a-t-il réussi à tenir debout, à faire ses premiers pas ? Personne n’en a idée. À trois ans, et même quatre, il continue à tanguer fort, bascule tête en avant quand il ne trouve pas le tempo, se fait des bleus, s’écorche les genoux et les coudes, pleure. Toujours il se relève. Elle le prend contre elle, le console. Si elle comprend que ses muscles de petit garçon ne répondent pas à sa volonté de marcher, elle ne veut pas le reconnaître. Elle pense que ça va venir plus tard. Les autres se moquent de lui, les autres enfants surtout, ceux qui prennent le bus pour aller au grand bourg. Entendre leurs ricanements est douloureux pour elle. Les femmes du pays pensent que Siméon est le fruit du péché avant le mariage, qu’après tout elle l’a bien cherché. Et puis avec un étranger, quelle idée.
Ainsi le diable s’est faufilé dans l’enfant.
Et l’enfant ne peut marcher qu’en tanguant, il n’a aucun contrôle sur sa posture verticale ni sur l’ampleur de sa foulée. Son corps parle de désordre, de différence. C’est hurlant. Tout en marchant, il râle et pousse des cris tandis qu’elle supplie pour que ça tienne un pas de plus puis un autre. Elle suit son ombre portée sur le sol, elle veille sans cesse, elle n’a que des encouragements et des mots doux pour lui. Peu à peu il s’invente une nouvelle science de l’équilibre dans le mouvement hésitant à travers l’air et le contact avec la terre, sa science à lui. Une sorte de compromis entre vitesse et chaos. À huit ans il a bien grandi mais ses membres sont toujours aussi maigres et son vocabulaire reste réduit. Son expérience du monde est toute reliée à la présence forte de sa mère, à son handicap et à la campagne de Monjourdan. Il se construit une vie au contact de l’herbe, des animaux et des jardins. Peu importe comment il avance, vite ou pas, loin ou pas. À tout moment il peut chuter rouler à loisir dans la pente. L’herbe épaisse est douce à son ventre. Comme il aime observer les papillons, il sait tendre le buste vers eux, explore jusqu’au bout le déséquilibre, danse avec les bras jusqu’à frôler leurs ailes poudrées. Son cerveau a appris à gérer la chute. Quand la fatigue vient il poursuit au sol, pousse sur ses coudes et prolonge la chasse ensoleillée au ras de la prairie. Rosaline, fille de Louise, l’accompagne. Elle aussi veille, soucieuse de le sentir heureux. Les deux partagent l’amour de l’herbe, des papillons et des arbres remplis de créatures vivantes, ils ne connaissent rien d’autre.
Photographie ©Françoise Renaud, prairie 2023
Je poursuis avec Siméon, fils unique de la femme apparue dans la cuisine, fils de Jude aussi On ne sait pas grand chose de lui... réinventer sa progression depuis sa naissance maudite... (texte à poursuivre si possible)
Je poursuis aussi avec le petit Marcel, qui aurait dû être mon grand-oncle. Je pensais aussi à ce motif du tout petit qui grandit et apprend à marcher. Je me suis ravisé, la tâche m’a semblé trop grande. Je me rabats sur les parents… — J’ai eu plaisir à te lire, tant les souvenirs de mes enfants se sont invités dans l’herbe avec Siméon, avec du soleil et un chapeau de travers sur la tête. Et merci pour le lapin, chez moi c’est Noisette. — Merci Françoise
ah ah plaisir à te retrouver toi aussi, Will, dans l’herbe de ma prairie…
Tu poursuis. On le suit. On sent tout!
tu as raison… peut-être que lire, c’est d’abord sentir…
ensuite on établit les liens entre les pages dans le temps, ce temps qu’il faut et qu’on passe à lire
(t’as raison, continue) on le voit hésiter mais aussi sûr de lui – oui
oui, il faut bien qu’il vive à l’instinct…
Oui, on le suit et enfant terrible.
terrible je ne sais pas, en tout cas il fait avec ce qu’il est, avec sa nature différente
et puis vous rencontrer, Stéphanie, à travers ce partage de lectures…
Heureuse de retrouver Siméon et de voir son histoire se poursuivre, un parcours difficile… heureusement le soutien de sa mère, de Rosaline (un nouveau personnage ?), le lien à la nature.
Et quelle belle fin : » Les deux partagent l’amour de l’herbe, des papillons et des arbres remplis de créatures vivantes, ils ne connaissent rien d’autre. »
Merci Françoise.
Rosaline est apparue dans la version que je travaille depuis l’été, fille adoptive d’une femme du voisinage, mais je ne sais encore que très peu sur elle, sauf qu’elle aime la compagnie de Siméon !!
merci d’être là, Muriel
gorge serrée, cherchant leurs chairs à elle et lui pour les embrasser et sachant qu’il ne sait pas le faire, qu’il faut que tout soit normal et juste trouver beaux les papillons
oui, gorge serrée…
« sa science à lui », l’amour infini de sa mère, l’herbe tendre, les papillons et les arbres, son univers
beau texte plein d’observation, d’émotion et de courage
ton passage par ma prairie me renvoie l’émotion ressentie à l’écrire, émotions aussi d’enfance pour avoir basculé moi aussi dans l’herbe
tu me ramènes à mon roman « Femmes dans l’herbe » qui est aussi parti de cette idée, les deux (la jeune et la vieille centenaire) basculant et ensemble sous le soleil… voilà que ce souvenir m’est revenu…
Tout est hymne à la progression dans ce texte. Le livre pousse aussi. On le sent bien. Tu sais comme égoïstement je préfèrerais le découvrir depuis le corps empoignant, les mains caressant la couverture, palpant le dedans des mots depuis la paume. Tes deux textes sont tellement aboutis et puissants. Le corps du petit tellement donné à voir ses mouvements, les gestes d’elle apparue dans la cuisine… J’adore.