Prologue à la proposition #2
La main farfouille à l’aveuglette dans les bouches ouvertes de la travailleuse de Malice. Il faut faire vite ou elles se referment et pincent très fort. Attrape un fil de laine et tire… tire le plus doucement en reculant vers la porte pour ne pas réveiller la travailleuse. Si c’est la pelote framboise, on ne dépasse pas le fauteuil à oreilles, mais sous son coussin gondolé par les siestes de ça-chat, une fois, une pièce de cinq francs ! Si on a tiré la pelote turquoise, on a de quoi relier le pied de la travailleuse à la poignée de la porte du salon et il faudrait un téléphérique en cadeau pour Noël ou qu’on bricole avec une petite boîte de carton gris et de l’aluminium, si on en avait, mais il faudrait glisser sur le carrelage du couloir en marbre jusqu’à la cuisine et monter sur le tabouret pour prendre le rouleau des sandwichs dans le tiroir, tant pis, mieux vaut rêver jusqu’à ce que quelqu’un ouvre la porte et patatras la cabine et tous les skieurs dans le lac du barrage de Tignes, mais pas de mal ! Pas de mal ! Les skieurs reprennent leurs activités habituelles dans le village englouti comme si de rien n’était… sauf si quelqu’un se prend les pieds dans le fil mou qui traîne par terre et crie mon nom très fort, un jour on finira par provoquer un accident… La pelote de laine grise se déroule pour faire tout le tour de l’appartement enroulé autour de la cour. Solidement attachée à la travailleuse sur pattes qui ne s’est aperçue de rien, la laine passe dans les gonds de chaque porte, ça trace une ligne de crayon bien nette en travers des pièces qu’elle coupe en diagonale… Malice rentre du marché avec ses poissons dentus, se prend contre ce fil qui lui barre la poitrine et tombe au ralenti, entraînant le puissant vase bleu qu’elle avait toujours vu, toujours connu et la travailleuse s’approche pour aider trop tard. Elle ne perd pas connaissance, je vais pleurer, c’est mal, mal Malice par terre avec les poissons retournés hors de l’eau, c’est honte-l’avait-bien-dit. Je vais pleurer avec la bouche et les yeux très grands ouverts de terreur, mais juste avant, dans le trou du silence entre le vase et les cris, elle me dit gentiment avec la voix toute pâle : les blessures au crâne sont toujours spectaculaires et impressionnantes, parce qu’elles saignent beaucoup, ce n’est pas grave, petit gnou, va prévenir le voisin, ce n’est rien… —
Quand on a cassé Malice avec la pelote de laine grise, elle est partie pour l’hôpital que Queeny veut depuis le début. On croit qu’on ne la reverra jamais. C’est tant de tristesse. Père-mère s’installe dans les travaux de la maison de Malice, parce qu’il est tant de faire quelque chose. Ça-chat se cache : il ne les aime pas les parents, il ne les a jamais aimés, alors eux, en réponse, ils n’en parlent pas, ils font comme s’il n’existait même pas. Quoi le chat ? Quel frère ? Ne dis pas n’importe quoi ! Ils mentent comme ils résident : non, non, ce n’est pâte-à-fautes, non, non, c’est ta grand-mère, elle perd le fil, elle est fatiguée-tu-sais, elle va bien se reposer dans la maison de repos… Mais c’est pas trop son style à Malice, le repos. C’est plutôt le truc de la souris trappée qu’on a enterrée avec des regrets éternels dans une boîte à chaussures rouge au fond du jardin. Tant de tristesse sans Malice on n’a plus faim jusqu’au docteur. C’est le grand D’hombre qui vient. Il vaut mieux nous laisser seuls, il leur dit. Il sait bien, lui, que tout est ma faute. Il fera pas de cadeau. Les grosses larmes, les hoquets. On lui demande pour la maison de repos éternel, s’il peut lui voir encore un peu de Malice ou si elle est trop casser pour être réparée. Il ne donne pas de pilules, mais un gant d’eau tiède sur le visage. C’est normal de pleurer, il dit. C’est la peur après coup. On est toujours sur le coup avec Malice, on explique. Pas d’après. Il sort un walkman qu’on n’en aura pas avant longtemps, mon bonhomme. Dans le casque, il a emporté la voix de Malice, la bonne voix : Vu d’ici, docteur, rien n’est plus clair, on pouvait s’y attendre. Mais au moins j’ai conscience d’avoir oublié quelque chose parce que là-bas très vite finalement ça m’échappe, plus rien ne colle, tout glisse entre mes pattes de canard arthritique et je cogne ma vieille tête contre les murs qu’ils s’obstinent à repeindre pour m’égarer davantage — oui, j’ai dit que j’aimais le vert, à un moment donné, mais je parlais peut-être de la palette qu’offrent les essences acoquinées contre le ciel d’orage de l’autre côté de la digue, ou bien d’une robe dont j’aimerais qu’elle m’aille encore, c’est ma propre verdeur que je regrette alors, ils pourraient le comprendre en faisant un effort, ma taille de guêpe, mais ils ne voient déjà plus en moi que la reine des abeilles avec sa mémoire en gelée royale et il est tout aussi probable que je n’ai jamais dit ça, aimer le vert, vouloir du vert, et qu’ils n’en fassent qu’à leur tête bien certains que je perds la mienne, ce qui n’est pas entièrement faux… mais ce dont ils ne veulent rien savoir, c’est ce que j’ai trouvé à la place, en lieu et place de cette tête dont ils ont si souvent désespéré avant que je ne la perde et je vois bien qu’ils font une édition critique de ma vie, de ce que j’ai pu y faire, y dire, y lire, y écrire à la seule lumière de ce néon de pharmacie… mais je ne perds pas de vue, petit Gnou, que leur version est pauvre : elle refuse du même coup la magie, la fantaisie et la poésie, ce partage que nous avons fait dans leur dos dès que tu es arrivé au monde. C’est vrai que tes yeux, tes larges yeux bruns prenaient toute la place dans ta tête si drôlement ronde que je pensais obstinément olive, olive, olive, pendant tes trois premiers mois et parfois ça se disait à voix haute, alors le service d’ordre maternel me tapait sur les doigts : et que je leur avais fait une vie impossible pour qu’ils t’appellent Robert, et qu’il était hors de question de changer à présent, et que je refusais de leur dire pourquoi Robert et j’aurais été bien en peine de le faire ! Pourtant à ta naissance c’était la seule chose à faire pour éviter… pour que tu puisses… pour que tu sois… protégé du malheur ? Tu vois, ce n’est pas beaucoup plus clair vu d’ici. Pas Olivier, Robert, Robert, ils me lançaient ça sur un ton excédé avant de le dire quelques mois plus tard sur un ton mielleux, une fois le diagnostic tombé qui me fait passer du côté des mal-vivantes, des ombres de soi-même et je tiens le coup, oui, parce que je me fiche d’eux, il y a tellement plus important, toi, petit Gnou, bien sûr, mais pas seulement : ce monde qui colle de moins en moins, il m’effraye comme un tronc d’arbre creux, mais il m’attire également et c’est bon cette curiosité, comme l’eau pour la bouche assoiffée qu’on boit dans ses mains en coupe dans les petits lavabos de l’école primaire après une longue course sous le soleil. Alors, ne sois pas triste, retourne dans la maison aux bonnes couleurs, parle au docteur Legris comme je t’ai appris : il te connaît, il est de bon conseil. Et pense à Ça-chat, qui est apparu comme ça et qui n’est jamais bien loin. C’est Malice qui t’aime, d’accord ?
Proposition #2
L’ambulance est toute blanche. Malice n’est pas couchée. Elle est assise et c’est bon signe. Malice dit toujours : le jour où on se couche, on est mort. Pour la sortir de là, un type en blanc la soulève dans ses bras, comme si elle ne pesait plus rien et il la dépose dans une chaise roulante que l’autre a dépliée du coffre. Mais finalement, on n’a pas gardé la chaise roulante, ils sont repartis avec et les médicaments de l’hôpital, Malice les a vite fait caché dans le trésor du pirate. Pour être assise, on lui a installé le fauteuil à oreilles dans la véranda, de là elle peut tout voir et entendre, comme ça et même dormir sur la banquette d’été tant qu’il fait beau. Le salon, elle ne veut plus y mettre les pieds à cause de la couleur qui fâche et de l’odeur qui tourne les têtes. Elle reste là. Tout de plaints pieds, qui ne bougent plus beaucoup. Quand faut y aller, faut y aller avec des béquilles et après, il y aura une canne et les parties de croquets dans le jardin c’est pas pour demain. C’est très dur parce qu’on a interdiction de monter avec elle sur le fauteuil pour faire le bateau pirate, des parties de guilis ou des câlins affalés pendant qu’elle tricote. C’est très dur, mais c’est la punition méritée après l’accident qu’on lui a fait, alors on serre les dents, les garçons-ça-ne-pleurent-pas, même si c’était pas exprès. On monte se coucher à l’étage tout seul comme un grand, en traînant un gros cœur dans l’escalier et avec la lumière qui reste allumée. Depuis qu’elle est rentrée, Malice a une nouvelle bizarrerie. Elle reste sans rien dire à regarder les mésanges qui volent, le corbeau qui marche avec l’air important et surtout ça-chat. On dirait qu’elle a laissé l’enveloppe de Malice dans le fauteuil, pour ne pas inquiéter, mais qu’en vrai, elle est avec eux dehors. On voudrait demander, parce que ça ne marche pas avec moi, ses stratégies pour tromper son monde, mais on n’ose pas, de peur que l’enveloppe ne réponde pas. Le grand D’hombre passe la voir aux bons horaires pour avoir la paix avec elle dans la véranda, sans les père-mère qui parlent de maison de repos éternel. Il apporte de la limonade et on reste là tous les trois à regarder tomber le jour qui n’en finit pas de changer de couleurs magnifiques. Un soir, Malice parle les yeux rivés sur le grand arbre du jardin : le vol des mésanges, la course des mulots dans l’herbe, les sauts de ça-chat pour faire le mur, ce sont les siens à présent. Le lendemain, on court comme un fou dans le jardin, on fait des bonds. Malice rit, mais elle ne quitte pas l’enveloppe. On roule dans l’herbe, on fait de la balançoire pour l’emmener dehors. Mais non. Rien que des petits signes de la main. Quand on sent venir les larmes, elle appelle et me perche sur l’accoudoir : qu’est-ce qui se passe, mon chéri ? Toutes les larmes sortent comme d’un clown, c’est parce qu’on t’a fait mal, Malice, alors tu ne veux pas qu’on soit ta course ? Les baisers pleuvent et elle serre comme elle peut, mais fort, et ça explique bien des choses. Qu’elle aime que le petit Gnou soit là, le voir courir, jouer, le sentir dormir, rêver… mais sa course, ses jeux, son sommeil et tes rêves, personne n’a le droit de les prendre. Surtout dans la famille. Le petit Gnou, ce n’est pas un animal, c’est un petit-garçon chéri.
Notes du Docteur Valentin Legris :
L’installation à temps plein de Sasha dans la maison d’Alice coïncide avec son retour de l’hôpital, après sa chute dans l’escalier du métro à la station Exelmans. Je n’espère pas que l’animal serve de garde-malade, d’ailleurs Alice n’a pas vraiment besoin d’une infirmière à demeure. Bien que spectaculaire son accident s’est soldé par une fracture très nette et sans l’obsession de son entourage à lui soutenir qu’elle est à l’article de la mort, ou qu’une pareille chute corrobore leur thèse d’un Alzheimer précoce, tout rentrerait vite dans l’ordre. Sans compter que la convalescence a lieu aux beaux jours et que la maison d’Alice offre des possibilités d’aménagement simples pour lui éviter les étages, les pentes et les escaliers. Elle est installée dans la véranda et nous confiait l’autre soir (Robert ne la quitte pas d’une semelle, en dépit des protestations de ses parents… qui sont en déplacement professionnel une fois encore), une fulgurante sensation de liberté en observant les mouvements de son jardin. Les oiseaux, les chats errants, mais aussi les arbres, l’herbe. Je crois que Sasha et sa bougeotte devraient offrir un support à cette « délocalisation » dont elle se fait l’objet.
oh Emmanuelle, régal
ce n’est certes pas toi qui refuses » la magie, la fantaisie et la poésie » mais en outre en ornes le sérieux
Ma chère Brigitte,
Malice et particulièrement dans ce passage, doit beaucoup à tes nouvelles régulières sur « la carcasse » voire « carcasse » comme tu l’appelles. Merci pour ton soutien, et ton accompagnement.
jolie balade avec une patte dans l’enfance l’autre patte dans l’autre extrémité de la vie. Et puis le corps entre les deux on ne sait plus trop bien où et c’est ça qui est bien. J’ai flotté sur ton texte, merci