B. , je ne sais jamais où sont ses doigts, partie vibrionnante de ses mains fines presque fragiles, mes yeux ne peuvent pas suivre leurs déplacements, les notes me parviennent sans que je puisse les associer à des endroits précis sur la touche, seulement une zone, vers le haut, vers le bas. Aucune force ne semble exercée, l’illusion que le simple effleurement suffit pour un son de cette ampleur, et en cadeau le swing. Vas-y tranquille, commence lentement et seulement quand tu y arrives lentement tu peux monter le tempo. Lentement et en sachant où tu vas. Son calme, dans la position de son corps une évidente sérénité, la contrebasse en équilibre stable, dans sa tête il anticipe une note, une mesure, une phrase en avant. Son aisance fait oublier la nécessité de la répétition, les milliers de répétitions, les gestes décomposés, recomposés, oubliés, incorporés, compréhension et intelligence du mouvement, jusqu’à ce que suffise le moindre effort. Le moindre effort c’est la formule magique de P., il dit que la paresse le guide pour trouver le meilleur chemin, le plus juste, (il dit précisément contrebassiste, c’est un métier de feignant). Il joue les yeux fermés, s’il est maintenant souvent assis sur un tabouret haut, contrebasse posée contre cuisse et genou, il garde autant de présence rythmique, difficile d’imaginer que ses mains rondes et trapues puissent se poser avec tant de précision et de délicatesse sur les cordes, ses doigts larges capables aussi d’envoyer l’énergie, voilà pour le groove. Et il y a l’élégance, quand tout est là, offert comme facile, l’élégance rencontrée, bouche bée, Jean-François Jenny-Clark, premier concert qui reste au fil des années comme souvenir indépassable, l’invitation à en connaître plus. Ses gestes élégants parce que sûrs d’eux, parce qu’ils savent ce qu’ils ont envie de dire, jamais peur qu’il tremble, qu’il déraille, qu’il loupe, humilité de l’assurance sans démonstration, un plaisir de spectatrice confiante. L’élégance rend invisibles le travail, l’effort. Souvenir de sa main droite, index et majeur sans cesse en battements simultanés ou indépendants, quand elle se pose parfois à plat sur toutes les cordes pour les apaiser, les faire se taire juste un moment. Sa main gauche se promène sur la touche sans que la paume s’écarte du manche, plus bas sur la corde le pouce remplace l’auriculaire puis la main remonte, le pouce se replace derrière le manche, souvenir de ce mouvement glissé, léger. Il faut parler de mains, celles de Ron Carter, ses grandes mains magnifiques, fines et puissantes, insectes délicats, les doigts longs aux larges ongles clairs. La position particulière de sa main droite, une seule ligne de l’avant-bras jusqu’à la main, la pliure se fait au niveau des premières phalanges, le dessus de la main presque perpendiculaire aux cordes, les doigts parallèles, pulpes qui battent, frappent, effleurent, accrochent, pincent, caressent, richesse de leur vocabulaire rythmique, mouvements parfois si rapides que les deux doigts sont confondus, il peut les utiliser ensemble pour faire sonner la même corde. La hauteur de la main est presque immuable, à l’endroit qu’il a choisi pour que le son soit le plus parfait, le pouce au bord de la touche comme ancrage même s’il lui arrive parfois de l’utiliser pour frapper les cordes comme le ferait un guitariste, l’annulaire et l’auriculaire détachés souplement vers la paume. Pour guider sa main gauche, le bras est rond et gracieux comme celui d’un danseur classique, mélange de tension et de relâchement, la paume entoure le manche, le pouce comme pivot sous le deuxième majeur, les autres doigts ne quittent pas les cordes, appui justement dosé, sec ou prolongé, parfois vibrant. L’épaule initie le mouvement de son bras, l’avant-bras conduit la main le long de la touche, ses doigts musclés se posent, la position du bras reste la même, la main garde son arrondi, l’épaule sa direction, l’avant-bras conserve le même angle par rapport au manche. Il dit que c’est pour ça qu’il peut aller au bout du troisième set sans fatigue.