A cause de la couleur des fleurs dans le marais, le monde prend soudain vie. A rebours des nuances brunes de la terre, des plantes sombres et de l’eau qui recouvre tout, de minuscules touches violettes viennent bouleverser ce paysage mélancolique. Un horizon plat, aride et humide à la fois, sans cesse délavé par le vent et la pluie. L’eau, qu’elle vienne du ciel ou de la mer, envahit régulièrement cette lande. Les plantes qui y survivent, les racines dans la vase, les pieds dans l’eau salée, arquées de tumultueuses ramifications, font pourtant éclore de joyeuses fleurs.
A peine une centaine de mètres plus loin à vol d’oiseau, l’arrière de la maison est occupée par un chaos de phrases entremêlées, de visages éclairés, de robes colorées, de plats qu’on n’en finit plus de se passer. Le verbe est haut, les bras tendus, les culs posés sur des chaises en plastique. On s’échange des coups de coudes, on rit la bouche ouverte, le vin éclabousse la nappe des grands jours. Une cuillère frappe à grand bruit le creux d’une assiette qu’on ne changera pas, déposant aux côtés des écueils du plat précédant, un énième met. La cuisinière, tablier rouge ceint autours de la taille et front luisant, a enfin rejoint la tablée par le jardin. Les deux mains sur les hanches, elle attend sa slave d’acclamation. On ne manque pas de la fêter et c’est sous les huées joyeuses qu’elle s’assied enfin, le sourire humble, les bras au ciel alors qu’on lui remplit son assiette. Elle n’a pas faim, elle, après toutes ces heures à peler les légumes, retourner la viande en l’arrosant de son jus, tourner la sauce et malaxer la pâte.
Cela fait longtemps que les enfants se sont échappés sur le chemin caillouteux. Après avoir englouti quelques morceaux de viande mâchonnée, ils ont fui, en rampant sous la table, ou en renversant les chaises vides. Tous dans l’urgence de quitter la position statique imposée par le regard du patriarche. Derrière la maison au toit pointu, la lande reprenait son droit. D’abord une plaine blonde bondée de mauvaises herbes traversée d’un chemin sinueux. Puis, à quelques mètres, une forêt de pins, aux troncs longilignes dont la posture verticale et l’ombre effrayaient les plus jeunes. Une route départageait le tout. De la pierre blanche et poussiéreuse, bientôt remplacée par le goudron qui viendra inaugurer officiellement l’Impasse des marées. Car au bout du cul-de-sac, il n’y a plus rien. Les voitures doivent faire demi-tour ou s’arrêter sur le bas-côté. Là où la route s’arrête, on ne peut continuer qu’à pied. Si les adultes craignent de se salir les chaussures en s’enfonçant dans la vase, c’est là où les enfants courent. Un espace qui s’ouvre si grand et où le ciel prend presque toute la place.