À cause de la couleur poussière du vieux crépi et des joints entre les pierres, des étagères au-dessus de l’évier aménagé dans les années 50 et des recoins du plafond bas, on ressent le temps passé comme limon accumulé dans l’étang. À cause de la couleur fumée qui lèche les briques du four à pain et même le mur entier, on comprend le nombre de miches enfournées depuis sa construction et sa mise en service. Aussi la couleur poussière des cheveux et le chiné de la laine du gilet, elle assise à la table — on s’en souvient —, c’est comme au ralenti dans un film en noir et blanc, objets cimentés dans leurs niches, elle apparue, surgie du passé telle statue de cire. Pas d’or ni de pourpre pour orner la scène mais du vert émeraude dans le motif du vase à fleurs, le vernis luisant d’un pot en grès et des points rouge sang dans le tricot, et puis ce tremblement dans l’air du côté où elle se tient, ce halo de lumière qui indique que le corps dégage de la chaleur, qu’il est saisi d’une respiration lente. Cette respiration, tout comme le petit geste qu’elle exécute, indique qu’elle est vivante. Je voudrais bien me déplacer sur le côté pour voir ce qu’elle est en train de faire mais je n’y parviens pas, affectée par la surprise de la trouver là, maison inhabitée depuis sa mise en vente.
Le geste semble se répéter. Il a peu d’amplitude mais il se répète. Un geste qu’elle connaît par cœur
racler la peau de légume, carotte navet rutabaga
entamer le fruit avec un petit couteau bien affûté
ravauder culotte chaussette avec l’aiguille à chas large et aplati
manipuler les ciseaux qui coupent fin et au près du tissu
mouiller avec les lèvres le bout du fil coloré à broder pour l’enfiler
sucer le crayon pour noter une mesure, une recette de gâteau, quelque chose à ne pas oublier.
Elle a mal aux mains, souffle sur ses doigts, je crois. De la difficulté à renfiler son aiguille, peau sèche abimée à force de toucher l’eau et de traverser l’hiver. Elle cherche à tâtons ses lunettes, mouvements de peu et rituels que je reconnais pour les avoir vus pratiqués par mes aïeules. Ainsi la femme assise dans la cuisine me parle. Elle use de mots anciens dont personne ne connaît plus le sens. Pourtant je l’entends. Le geste auquel elle s’applique me touche depuis le loin de l’enfance. Elle est ma mère, mon ancienne. Elle est ma précédente. D’elle je recueille la vision silencieuse et j’attends les lumières basses et fortes qui viendront illuminer la cuisine au proche du crépuscule jusqu’à disparaître, tout comme sa silhouette, en arrière des pierres dressées et de la ligne obscure des arbres.
Photographie ©Françoise Renaud, Monjourdan 2023
Avec ce texte, je tente de poursuivre les deux ateliers précédents, le cycle de l'été sur le roman (certains reconnaîtront la femme apparue dans la cuisine, ce chantier est d'ailleurs en cours) et le cycle sur l'enfance. Tout a semblé étonnamment se rejoindre sur cette proposition...
Il y a le « à cause de la couleur », le « mais » et puis aussi le « comme ». Il m’a interrogé moi aussi. Je ne sais rien de l’histoire que tu poursuis mais le triptyque narratif mérite d’être aiguisé. Merci pour l’idée.
(il me semblait t’avoir répondu et les lignes ont disparu !… erreur de manip sans doute…)
Triptyque narratif à reprendre peut être une autre fois, plus loin… partir de la couleur pour aller ailleurs, autre point de vue sensoriel sur une scène ou une situation
en tout cas superbe initiation avec Annie Ernaux, si affûtée dans son regard…
Il y a une musique, des images et tellement de tendresse. « De la difficulté à renfiler son aiguille, peau sèche abimée à force de toucher l’eau et de traverser l’hiver. » avec « tout comme sa silhouette, en arrière des pierres dressées et de la ligne obscure des arbres. »
J’ai froid.
Merci Françoise
Très beau, très émouvant de retrouver cette silhouette apparue cet été, de la voir prendre vie.
« … ce halo de lumière qui indique que le corps dégage de la chaleur, qu’il est saisi d’une respiration lente… »
Belles ces couleurs et par la lumière le passage à la vie et aux gestes, à leur précision… Justesse des mots. Les mains qui font mal, les lunettes cherchées à tâtons… Que de souvenirs et surtout de tendresse..
Talent.
ta fidélité toujours, Véronique, ta présence…
sans doute était-ce ce fil que « notre magicien » (comme dit Gilda) avait en tête, ce contact depuis les couleurs vers les mouvements d’un corps, des mains…
ici ces images ne sont pas des souvenirs, car je ne connais pas ce personnage, cette figure débarquée par je ne sais quel stratagème dans mon « roman » de l’été, je les refabrique en repensant à mes aïeules, mes voisines, les femmes de la campagne que j’ai connues dans mon pays…
et la justesse est nécessaire
(merci de m’avoir visitée)
merci Gilda pour tes mots
oui, j’essaie de me plonger dans cette musique venue l’été dernier pour construire le roman, pour qu’il existe…. un travail long….
et je suis heureuse que tu l’aies entendue
c’est un pays froid
oui, mais si tu as froid, c’est plutôt à cause de l’idée-vertige de notre appartenance à la chaîne éternelle des femmes pareille à une famille
saveur de la partie couleur,..me parle
Quant aux gestes : parfait et zut n’ai pas su même précision et adéquation des mots.
Régal.
oh salut à toi, et chouette de t’avoir par ici
je m’en vais lire ton texte, il n’avait pas encore paru mais je vois qu’il débarque…
à très vite, solidairement
Bonheur de retrouver cette femme dans cette maison avec la noirceur du four qui mesure les années au nombre de miches enfournées. Et ces gestes qui s’égrènent. C’est très beau.
plaisir de savoir qu’on peut se souvenir d’elle, même après plusieurs mois d’absence
essayer de creuser le sillon, de la (des) couleur(s) au(x) geste(s)
merci pour ton regard doux et solidaire, chère Françoise
on ne l’entend que peu mais on la comprend – on la voit – elle est là (depuis tant d’années) (ici) (l’impression de la (re)connaître) (et de voir un peu plus loin quelque chose comme l’océan) – (oui)
elle ne parle pas – pas besoin – elle incarne
ton passage, précieux
Jolie, la liste infinitive (le reste aussi d’ailleurs, mais je trouve que l’infinitif va très bien à tes verbes)
merci Juliette, de souligner cela
au départ j’avais constitué la liste en commençant par le nom de l’outil utilisé mais ça ne fonctionnait pas bien, je suis passée au verbe d’action
j’ai bien fait…
L’action et le geste, ça doit pas se marier trop mal 😉
la couleur qui déplie le temps des pierres … Elle, ce qui indique qu’elle est vivante : le halo de lumière la respiration lente , le geste minuscule . Et la langue chante. Merci
oui la couleur m’a ramenée vers les pierres dressées, là-bas, sous les arbres, une manière d’éternité
elle est éternelle, elle, vivante à travers nous toutes
fusion, résonance des couleurs telle la poussière et la chevelure, personnage « ressurgissant « portant avec lui bien des femmes ayant accompli les mêmes gestes que tu décris si bien.
on entend une musique à la fois mélancolique, tendre et énergique.
tu parles de musique,
et c’est si important pour un texte
le texte doit posséder un mouvement interne qui se transforme en musique quand on le lit…
ah si seulement on pouvait en connaître la recette !
Ces quelques lignes m’ont fait entrer à la fois dans un temps présent comme passé. Les détails, couleurs, mots et gestes d’une infinie beauté, si connus et pourtant presque oubliés, peu en font encore usage. Merci Françoise pour cette grâce.
C’est en lisant ton commentaire, Clarence, que je réalise que les petits gestes que j’évoque n’ont presque plus cours…
Ma mère encore les pratique, mais quand elle sera partie, ils n’existeront plus…