#gestes&usages #01 | Au petit pont de pierre

À cause de la vibration de soleils pris dans la trame d’ombre tremblante, une contraction fit vaciller l’espace, les feuillages se replièrent et elle se trouva allongée sur le petit pont, sourde, muette, et pour un peu aveugle. Mais la fraîcheur du pont sur sa joue, gros bloc de pierre relativement lisse, fissuré, cassé par endroits, sous la main la souplesse et l’humidité des mousses qui en recouvraient les bords, les remous de la rivière sortant du pont par-dessus de gros cailloux en quelques clapotis, les zigzags furtifs des gerris, à l’entrée, sur un plan d’ombres et de lumières en lente dérive, la nuée de moucherons à fleur d’eau qui approchait, virevoltant dans un rayon de soleil, un nouveau frémissement dans les feuilles, en brin d’air sur le visage, un pépiement. Et comme un bourdonnement, un grondement, comme un fond de cale chahuté, étouffant, loin, loin au cœur de la pierre. Peu à peu, la petite Alice retrouvait quelques esprits.

Arrivée au pont de pierre en sinuant, la Molle en ressortant, plus vive, poursuit en zigzag le long de hauts peupliers sur la rive gauche. Au pied du pont, le passage à gué. À droite le chemin remontant le long d’une palisse vers le hameau, l’enclos des chèvres et un bouc, un hangar et les charrettes du père Chapeau. Et alors, la petite Alice… Et alors, mon petit Martial… Et alors, c’est la petite Lulu… et moi aussi j’aurais sûrement eu droit aussi à mon Et alors, le petit Marcel… Sur la gauche, le pré des vaches, une mauvaise clôture le séparant d’un grand champ, la haie d’arbres le long de l’autre petite rivière, l’autre passage à gué fermé par une barrière, un simple poteau. Et le petit bois en triangle entre les deux cours d’eau qui se rejoignaient.

Le défi, c’était de sauter dans l’enclos et de courir jusque dans le hangar quand le bouc, ou le bélier, se trouvait un peu plus loin. On se cachait dans les charrettes, on grimpait sur la moissonneuse aux airs de roulotte, sur la faneuse, une bête à grandes roues et des fourches à longues griffes. L’été, on remontait la rivière de caillou en caillou. Parfois il fallait sauter, le caillou roulait, on aura fini le cul dans l’eau. Quand on trouvait la bourgne du père Chapeau, on la vidait de son menu fretin et on la plaçait ailleurs dans la rivière. Souvent à la jonction du ruisseau de la fontaine, avec sa petite cascade et un trou plus profond. La rive du rideau de peupliers était surélevée. On aura couru pour sauter entre les arbres et retomber sur le pont. Combien de chutes dans l’eau, à se fouler la cheville, s’ouvrir le tibia ou le genou ? Dans le pré, course en sac d’un passage à gué à l’autre. Sur la barrière, cochons pendus. L’été on emportait une couverture et on s’installait à l’ombre pour jouer aux cartes, à la bataille, aux sept familles, aux dominos et aux osselets. Il y avait toujours un arbre sur lequel monter, et redescendre en sautant en apercevant un nid de frelons. Des lucanes à attraper et attacher au bout d’une ficelle pour un cerf-volant miniature vivant, des grillons à agacer dans un recoin de terre sèche avec un brin d’avoine folle. Des libellules venues se poser sur le bras s’y agrippaient quand on les saisissait doucement par les ailes pour les ôter. Des brindilles, des bouts de bois à tailler pour fabriquer un petit moulin à eau coincé entre deux cailloux, emporté au prochain orage. Écouter, quand vient le soir, les mille et un étourneaux cachés dans les arbres. Passer le gué en sautant sur deux ou trois pierres et monter vite dans le coteau, le long d’une clôture, voir le soleil se coucher, et courir, courir avec, derrière, lâché, le chien. Du pont de pierre, on aura essayé bien des fois de pisser le plus loin possible. Ça faisait des bulles. On les regardait glisser vers le pont, dessous, et s’éclater dans les petits rapides, de l’autre côté.

Il se dit qu’autrefois le pont servait, pour les parents des environs dont le nourrisson ne donnait plus signe de vie, de pierre à crier, d’autel sur lequel on le déposait, et on attendait, on guettait, on espérait, on priait, l’œil au fond du gué, pour un nouveau cri, un moindre souffle, à travers le balancement des branches, le frémissement des feuilles, la moire d’ombre et de lumière, ou les silhouettes flottantes dans le brouillard givrant, ou la pluie, le jeu des ondes entrechoquées, entrecoupées, à la surface de l’eau, alors les coassements, des battements d’ailes après l’orage, un vioulement dans le creux de l’oreille, une vague senteur de muguet, ou les foins, la touffeur et des relents de vase, la sueur qui perle sur les fronts, glisse dans le creux de l’œil, ou la buée sur le bord des lèvres, à demi-mot. Sans fin.

Comment posait-on les nourrissons sur cet autel de fortune ? étaient-ils enveloppés, emmaillotés de la tête au pied, dans un drap blanc ? recouverts d’une couverture dans un moïse ? un simple panier ? ou allongés nus à même la pierre pour que sa fraîcheur naturelle, ses vibrations internes, émanant peut-être insensiblement de l’eau qui passait dessous ? y avait-il un moment précis ? avec qui, quels proches, quels témoins ? une cérémonie, quelques gestes et quelques mots rituels, pour une attente réglée ? mais avec quels autres gestes, quel autre bouquet de mots improvisés, hasardeux, nécessaires ? avec quelle patience, quelle urgence dans le gué ? quel cri, peut-être, une fois ? Le bloc de pierre était-il préalablement recouvert d’un voile ? une traîne dans l’eau, dans le courant, à sinuer ? une simple nappe peut-être ? ou celle des jours de fête, bordée d’un peu de dentelle et des initiales rouges, pour cette table spéciale de la vie et de la mort ? Il se dit aussi que j’aurais été le dernier et que tout autour, dans les feuillages, ça n’arrêtait pas de piailler.

Du petit pont de pierre, par un passage entre la palisse qui remonte le long du chemin et la rive aux peupliers, on accède à un autre pré et au jardin : un prunier de mirabelles et un pêcher aux fruits toujours petits et piqués, le routeau entre les deux qui traversait le jardin en descendant des maisons au pont, et de part et d’autre une poignée de rangs de légumes divers qu’on travaillait toujours en beuchant, pour enlever les mauvaises herbes comme pour retourner la terre et tracer les sillons dans des lignes droites tremblantes.

notes avec le texte

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

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