À cause de la couleur des boutons de fleurs dans les cheveux noirs à la fois courts et trop longs et de la blancheur de nos vêtements, nous semblions des angelots, des êtres purs, en rang, main dans la main, petite élite choisie pour ouvrir le défilé de la Fête-Dieu. Mais il y avait les tapis étalés sur les reposoirs qui semblaient des cartes du monde, immenses, comme l’était la ville ce matin, la foule nous regardant passer, le défilé à marcher derrière nous. Tout en blanc, robes blanches, costumes blancs, le rose pâle des couronnes de fleurs posées sur nos cheveux, nous avons le droit d’avancer sur les tapis rouges, bleus, verts, aux motifs de palmes, couverts de fleurs fraîches, roses, lys, anémones, tapis de laine riche et épaisse posés en dévotion au pied des reposoirs disparaissant sous les bouquets. On s’y avance en rang bien sage, jusque vers l’homme en surplis pourpre et violet, agitant les mains au-dessus de nos têtes, il psalmodie et lance sur nous des nuages de fumée d’encens balancés depuis de larges vases fermés, l’odeur forte de résine brûlée nous enveloppe. Quand sa voix s’éteint nous repartons vers la prochaine étape, bénédiction, chant mystérieux, nous, petits innocents, triés sur le volet parmi les plus petits des jardins d’enfants bien fréquentés, entraînés depuis des semaines à marcher droit, en rang, sans nous retourner ni accélérer, les cris des nonnes nous ont rappelés à l’ordre maintes fois, silence, yeux devant nous, pas de bavardage, nous savons le rôle que nous jouons, celui des agneaux, celui des aimés, ceux à qui rien de mal ne peut arriver, à condition de ne pas fâcher Jésus qui nous regarde et nous voit.
Les gestes de s’habiller, se laisser habiller, lever les bras plus haut, enfiler la robe par-dessus la tête, les cheveux mal coiffés en bataille, lever le pied puis l’autre pour laisser coulisser la culotte neuve, loger ses orteils dans les socquettes blanches, danser chaussée des babys plus blanches que blanches, la couronne fixée par deux barrettes serrées, enfilées en force dans la couronne et les cheveux, ça tire, oui ça tire, mais ça tient. Habillées après le déjeuner, le lait versé trop chaud et écœurant, le morceau de pain sans doute tartiné, mais de quoi, nulle main ne me revient coupant le pain, puis posant dessus beurre ou confiture, le lait seul me revient, à cause de son odeur quand la main basculait la casserole sur le bol, toujours trop grand, toujours trop rempli, le bol chaque jour à vider, tourner la cuillère assez vite pour que la peau ne se forme pas, ou pas trop épaisse, souffler sans trop, histoire de pas se brûler, histoire de gagner quelques secondes avant de poser les mains des deux côtés du bol, et poser les lèvres sur la faïence, ne pas renverser, laisser la boisson passer, quelques gouttes à chaque tentative, ne pas sentir l’odeur de bête, ne pas rejeter la gorgée à cause d’un peu de rien à provoquer des hauts le cœur, matin après matin, s’obstiner, s’évertuer à traverser l’épreuve, une qui verse, une qui ne veut pas boire et qui va boire, deux malheureuses dans une cuisine froide. Au nom de préceptes de bonne santé.
Lui, jamais ne nous touche, sauf certains soirs d’excitation, à nous entraîner aux déshabillages express, nous voilà jetés et secoués, vêtements arrachés sans soin, il tire dessus, nous à rire, de plus en plus fort, fous rires, lui à précipiter encore ses gestes, à attraper un pied, à le secouer jusqu’à ce que la chaussette se défasse, nous à tomber sur le lit, lui à passer d’un enfant à l’autre, chacun à réclamer sa brusquerie, à provoquer le geste qui le fera rire en dansant une danse de singe, avec les cris, tête en bas ou pied en l’air, pour les maillots de corps il nous dépiaute, défait les bretelles sur nos épaules, nos bras sont pris, nous voilà à nous tortiller, lui tire de son côté jusqu’à ce que le vêtement arrive à nos chevilles et passe par nos pieds. Quand il ne reste que nos culottes, il nous repousse sur les lits, nous jette nos pyjamas et en guise de bonsoir donne l’ordre d’en finir.
Dans cette famille, les gestes sont répétés et utiles, on ne fait rien pour rien, on montre peu sauf quelques tours de main.
Il y a beaucoup de choses que ton texte dit sans le dire, Catherine, ça tire de tous les côtés, avec ces vêtements qui plutôt empêtrent, même quand on rit, même quand on aime. Chaque paragraphe a sa tonalité, du blanc au crème à la couleur qui disparaît pour laisser place aux gestes.
Très imagée et vivante la dernière partie sur les corps en mêlée.