#gestes&usages #08 | cirque

On n’en sait rien à ces âges-là, on aborde quelque chose d’explosif – c’est là et dès qu’on la voit, c’est là, violemment – au creux du côté gauche, si fort – le temps où on jouait aux cartes mais sans argent, pour rire, sans doute : par exemple hier, devant le garage où on attendait que le bus de remplacement vienne nous prendre, ils étaient cinq, deux filles trois garçons, qui jouaient aux tarots, ils riaient – les cartes divinatoires, la bonne aventure, les piments le vin doux mais qu’en sait-on, alors ? Ces âges-là. Rien. Ces âges-là, on sait disposer d’un corps et de quelques organes, le sport, le travail, ce qu’on loue pour quelque argent, le temps où on pouvait décider de travailler dans des boulots de merde, nettoyer l’extension parce que les usines s’étendaient encore alors – embaucher tôt le matin, les yeux qui brûlent, la tension, la douleur, la violence du bruit et le samedi midi, toute l’étendue de l’après-midi de cette journée-là suivie de l’autre tout entière, alors le soir on joue – on boit un peu peut-être, mais cette époque-là n’avait pas le goût des excès mais plutôt ceux de la découverte – on sait bien qu’il faudra se servir de soi comme de l’autre, se donner et se prendre on sait bien, doucement cependant on ne sait pas, pas encore mais doucement est-ce possible ? – c’est que c’est violemment là, au creux du coté gauche, dès qu’on la voit – elle est là et on se regarde, on se sait on se voit – quelque chose se passe, c’est un café, dans une rue d’une ville qu’on disait de province avant que ce ne soit région – des choses qu’on voit, des choses qu’on appréhende, qui nous bousculent mais sans nous atteindre parce que on n’a encore aucune certitude, on ne sait pas on n’en sait encore rien – on est là sans attendre, mais c’est là aussi, il est un peu tard, samedi soir, on ne va pas aux bals, sans doute trop prolétaires, dans un café, non loin d’un cirque en dur comme il n’en existe que peu, rond, entouré de jardins, graviers bancs buissons arbres mains aux mains, on marche puis on se serre on s’assoit on s’embrasse – cette violence-là cette force tout autant, cette attirance cette tension – il est tard et il fait froid, et c’est pour s’aimer qu’on s’isole, ces temps-là où on ne dispose de rien, pas de chambre, pas de place encore, pas de lieu, seulement soi, là, dans cette violence-là, qu’on sait présente, on n’a qu’un seul désir, se savoir et se donner se savoir là, on était assis, là sur un banc, elle sur mes genoux il faisait froid, aux abords du cirque, sans être cachés sans être trop visibles sans doute, nous étions assis et trois ou quatre types sortent des buissons, un peu plus loin et il y avait toujours eu, j’ai l’impression toujours, l’impression de cette guerre sans la moindre pitié ou merci ils sont hagards, puis ils courent s’échappent, s’évadent – ils courent et s’enfuient vers le mail courent détalent pourchassés poursuivis – ils courent puis derrière eux quatre ou cinq autres types qui courent eux aussi puis cessent s’arrêtent, c’est inutile les autres sont loin, et puis ils les voient là, ces deux êtres amants et s’approchent d’eux – il y avait dans ces époques-là comme il y a toujours eu, c’est à en avoir peur ou à craindre, comme il y en aura toujours, des sales types qui n’inspirent que la haine et n’aspirent qu’à ça – la guerre peut-être, la puissance ou le pouvoir sur l’autre, dominer posséder soumettre subordonner, toujours – on n’en sait rien alors encore, bien que quelques phrases certainement au travail, quelques humiliations, quelques heurts qu’on a oubliés, blessures oxydées mal cicatrisées refoulées – mais la violence, cette violence-là qui s’exerce parce que le monde entier est avec soi – et la morale et la religion et la politique et la loi même alors – je me souviens de ma frayeur, mon amante sur mes genoux et eux qui s’approchent, cinq types avinés et fiers des traces de sang qu’ils avaient au bas de leur froc je me souviens, et des regards et des approches à l’amble crabées animales je me souviens de l’un d’eux (ils étaient quelques frères, leur nom m’est revenu et deux amis – oui parce que l’amitié vaut ce qu’elle vaut), je me souviens de ce torve abject odieux « non c’est des amoureux » le sourire (mais non, ces dents-là n’étaient pas gâtées, le sourire était là) et qui s’en vont disant avec cette fierté à nouveau cet orgueil et cette dignité mâle se voulant du côté de la morale, de la religion et de la loi « non, nous, on fait la chasse aux pédés » – ils s’éloignent

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

17 commentaires à propos de “#gestes&usages #08 | cirque”

  1. De cette violence sourde et absconse qui sculpte la matière de nos cauchemars. Texte fort.

  2. Quelle claque ton texte Piero, merci pour cette lecture, c’est très beau, très fort.

    • (je ne tiens pas à frapper tsais…) (d’ailleurs je ne me suis jamais battu – je ne l’ai d’ailleurs non plus jamais été) merci à toi Clarence

  3. Purée, Piero, quel texte ! Depuis le côté gauche du début, le suspens, la tension, le répit doux et bref au milieu, et j’ai failli m’arrêter avant la fin du texte, là où cela devient insoutenable, et comme finalement tu relâches la tension, tout en laissant apparaître le gouffre de l’inacceptable. Merci.

    • merci à toi Anne – il n’a pas été difficile du tout à écrire,mais ensuite les choses sont revenues… (les frères prolos, les rixes, la violence…)

  4. eu envie d’arrêter moi aussi au milieu du texte… et juste à la fin se dessine la peur, aussi le sourire torve abject de celui qui voudrait bien en profiter aussi
    ça ravive en moi le souvenir un film qui m’a beaucoup touchée, ça se passait dans un territoire américain du nord, un amour entre un gars qui travaille sur un chantier et une fille inuit ou quelque chose comme ça, et le terrible drame… tu saurais sûrement de quel film je parle…

  5.  » il y a toujours eu, c’est à en avoir peur ou à craindre, comme il y en aura toujours, des sales types » et que vous la dites bien cette scène et cette violence… et votre faussement simple écriture qui avance par à coups… merci

  6. Bravo pour le récit en longueur, qui prend sa place, son temps. qui s’attarde sur les détails, les a-cotés. Prends exemple mon garçon !

    • (c’est le diable qui se tient dans ces positions – gaffe, hein bernard…) (merci)

  7. Une époque lointaine où vivre les premiers émois exigeaient beaucoup d’inventivité et de résistance à la peur de contacts avec de jeunes prédateurs.
    De la tension vive « au creux du côté gauche »jusqu’au « ils s’éloignent » beaucoup de tension, de violence, de tendresse, de peur, puis de soulagement.
    Bien beau texte Piero, merci.

  8. Quelle coulée ! et comme on ça charrie ! et comme on se laisse plonger (sans rien à quoi se retenir : des virgules, des tirets : ça glisse) jusqu’au fond — où cela se résorbe — pour ne plus laisser de traces ? Si, c’est comme un glacier cette avancée (rétrospective) qui sur son passage arrache : des aspérités demeurent partout, plantées, des aiguilles

    • je crois que ce sont ces âges-là de dix à vingt peut-être extenssiblement qui font que ces aiguilles demeurent vives – il me bien semble me souvenir… Merci à toi Christophe