Là c’est le moment où Lucile est assise à un bureau qui n’est pas vraiment le sien mais emprunté le temps d’une journée. Un bureau entouré d’autres bureaux dans une pièce non pas carrée, ni rectangle, mais au doux nom d’une forme géométrique qu’elle n’a jamais su nommer. Des bureaux, des corbeilles à papier, des dossiers. Tout est ouvert. Pas de murs, pas de portes mais des couloirs et dans les couloirs, des machines à café. Du bruit aussi. Bruits de conversations téléphoniques, bruits de pas, bruits d’échanges verbaux. Sur son bureau, des enveloppes et des feuilles, à ranger. Elle ne travaille pas là. Elle est en temporaire, en intermittence, pour quelques jours. Mais là c’est où elle est. Sur ce bureau au milieu des autres qu’elle entend parler. C’est pour un magazine de cinéma, ça le cinéma, elle connait. Elle aimerait s’en approcher de plus près et évoluer au milieu d’un tournage plutôt que devant ce bureau. Mais elle n’a pas encore trouvé la porte d’entrée. Pour le moment, elle plie les enveloppes et répond au téléphone. Personne ne la regarde. Personne ne lui parle. Mais elle, les voit et les entend. Elle a déjà perçu quelques habitudes, des tics, le nombre de fois où celle-ci va aux toilettes ou celle-là appelle sa mère, ou encore celle dans le coin à gauche qui a toujours une collègue qui vient lui rendre visite et qui reste parler pendant des heures. Pas d’hommes dans la pièce mais elle en voit passer dans le couloir. Elle sent leurs regards lorsqu’un d’entre eux entre pour dire bonjour à l’une d’entre elle mais c’est tout. On ne sait pas qui elle est. Et peut-être que c’est habituel qu’il y ait une inconnue qui vienne ranger des papiers dans des enveloppes. Certainement pour inviter les clients ou autre festivité de laquelle elle est évidemment exclue. Personne ne la connait et elle ne connait personne mais elle est là et bien là dans ce bureau au milieu de toutes. Là c’est où elle travaille ce jour et là c’est le moment où elle va aller se chercher quelque chose à manger. Parce qu’elle n’a rien apporté. Elle n’aime pas ça. Elle sait que ce serait plus économique de se faire un sandwich chez elle et le mettre dans son sac mais elle déteste l’idée de la tomate mayonnaise entre ses affaires. Alors, elle apporte de l’argent pour s’acheter quelque chose et la moitié de sa paye de la journée s’en va en miettes. Il est midi, elle doit prendre sa pause de 3/4 d’heure à peine. Elle ne se lève pas encore. Elle vient d’entendre les filles d’à côté qui après avoir reçu la visite d’une de leurs collègues la critiquent ouvertement. Tu ne trouves pas qu’elle a grossi ? Oui et elle me gonfle à nous montrer la photo de ses gosses ! Qu’est ce qu’on s’en fout. Et ils sont moches non ? Oui, comme elle ! Et elles pouffent de rire en baissant et relevant la tête pour croiser leurs regards et se mettre d’accord ensemble. Elle, n’a pas vu que la collègue était moche, ni la photo des enfants. Non, au contraire, la femme qui est sortie un peu avant elle du bureau était plutôt jolie et pas grosse du tout. Alors, elle n’ose plus. Elle n’ose plus se lever. Et si on riait d’elle dès qu’elle aurait franchi la porte ? Elle regarde l’heure, midi dix. Il lui faut y aller sinon pas de pause repas. Elle attend que les filles regardent leurs portables pour discrètement mais rapidement, sortir de la pièce. Là c’est le moment où elle est dans le couloir, dans l’escalier, dans le take away asiatique où elle demande un peu de riz et quelques légumes. Pas de rouleau de printemps ni de nems, trop compliqué à avaler dans la petite cuisine du bureau et elle craint de se tâcher. Là c’est le moment où munie de son doggy bag plastifié enroulé dans un sac plastique, elle franchit de nouveau la porte du magazine. Elle mangerait bien dehors mais c’est encore l’hiver. Là c’est le moment où elle se retrouve dans l’escalier, le couloir, lorsque brusquement, elle trébuche. Se rattrape sur un mur, agrippe son petit sac, retrouve son équilibre et regarde ses pieds. Là c’est le lacet qui vient casser ! Mince ! Elle aurait dû prévoir, elle aurait dû savoir, que ce foutu lacet allait la lâcher. Elle l’avait rafistolé comme elle pouvait ce matin là dans le métro où il était déjà trop tard pour faire demi-tour ou trouver un cordonnier. Elle le regarde, défaite, gisant là, par terre. Elle sait qu’il lui faut se pencher pour tenter une dernière fois de ficeler les bouts qui restent, se doutant bien qu’elle ne pourra remplir tous les trous. Mais elle a son chinois à la main qu’il faudrait aller poser dans la cuisine avant de s’en occuper. Là c’est le moment où elle se demande ce qu’elle fait là, dans ce couloir, dans ce bureau, dans cette boite, dans ce monde auquel elle n’appartient pas. Il faut qu’elle bouge. Elle ne peut pas rester là au milieu avec toutes ces femmes et ces hommes qui vont bientôt passer devant, derrière, sur les côtés pour aller eux aussi se restaurer. Il faut qu’elle bouge. Déjà, les corps arrivent et elle reste coincée le long d’un mur. Pas à pas, elle avance, minutieusement et se fige devant la porte du bureau. Les deux filles en sortent, parlant fort et enfilant leurs sacs sur leurs épaules. L’une d’elle la dévisage bizarrement. En une seconde, elle a du percevoir la nourriture plastique, sa silhouette, et peut-être même ses lacets. Mais pour cela, il aurait fallu que son regard tombe jusqu’au sol, ce qui n’est pas arrivé. Lucile les regarde s’éloigner, jette un coup d’oeil, enlève ses chaussures et les tenant dans l’autre main, traverse le bureau vide jusqu’à la petite cuisine pour tomber, nez à nez, avec l’une d’entre elle. Attention, tu vas le faire tomber ! lui dit la grande jeune femme qui lui fait face en attrapant d’une main leste le sac au noeud bien serré et le déposant sur la table. Je…merci, je suis désolée, mon lacet. J’ai vu, ça m’arrive tout le temps. J’en ai de rechange, je vais t’en chercher. Et là c’est le moment où la jeune femme est déjà repartie vers son bureau. Lucile fait couler de l’eau dans l’évier, presse le bouchon du savon liquide, le laisse s’étendre entre ses doigts et se frotte les mains. Elle n’ose pas encore respirer, sursaute en entendant des pas. Tiens, celui-ci devrait faire l’affaire. lui dit la jeune femme en lui tendant un long lacet noir et fin. Lucile le prend et, lentement, le fait entrer dans les trous puis remet ses pieds à l’intérieur. Merci. Je te les ramènerai demain. Non, laisse tomber, j’en ai plein. Sur ces mots, la jeune femme, une cigarette à la main, s’en va. Lucile, de nouveau, se lave sous l’eau chaude, défait son sac, son riz et ses légumes qui ont un peu coulés, les pose dans une assiette et munie d’une fourchette, mange. Elle respire. Elle sait que personne ne reviendra avant une bonne heure mais elle ne veut pas trop tarder pour essayer de partir plus tôt. Elle regarde ses chaussures et sourit.
beau circuit qui nourrit le thème lacet/petit sac de nourriture de ces filles et de cette fichue complicité critique, qui reprend de la peur de regards à cette gentillesse finale
Quel beau récit de la banalité d’une aventure urbaine. Elle est peut être heureuse Lucile.