Marcher quotidiennement sans avoir conscience dans le fond que l’on marche, rapidement presque courir pour attraper son bus, arriver à l’heure au travail, monter et descendre les étages, en faisant ses courses dans les supermarchés, marcher au quotidien en alternance avec de grandes périodes d’absences de marche, les enfants, le travail, la fatigue des fins de semaines qui appelaient à un rien réparateur…
Il y fut un temps où elle préférait lire à l’ombre du cerisier mais la rencontre avec T, marcheur confirmé, amoureux des hauteurs, au nom de famille italien dont le sens est montagne en français, l’a amenée à investir dans sa première paire de chaussures, étrennée pour répondre à son invitation à crapahuter sur les chemins Vosgiens. Elle le suivait, marchant à ses côtés d’un pas énergique, chaque occasion, chaque moment de temps libre a été l’occasion de fouler les chemins montagneux pendant des années. Ils parlaient, évoquant l’avenir, les projets, les envies. Il a souvent été en montagne avec des copains, gravissant différents sommets, un jour d’ailleurs, une nouvelle proposition de monter au sommet du Mont Blanc, le copain la regarde et lui dit « Tu viens avec ? » Quoi elle, participer, à l’ascension du Mont Blanc ? …
Au début, elle a laissé sa réponse en suspens, la proposition évidemment l’a laissée rêveuse, jamais elle n’aurait imaginé qu’elle en serait capable, peu à peu l’idée a fait son chemin, une porte s’est entrebâillée. Un changement de regard sur son corps, ses capacités, son endurance s’est installé. Courant avec les copains au milieu des bois, elle avait du rythme, sa foulée n’avait rien à leur envier, elle les suivait sans se laisser distancier, mais courir sur des petites distances n’est pas gravir un sommet.
Tout au long de ces quelques mois qui la séparait du jour J, elle s’est préparée, mentalement et parfois à contre-courant comme ce jour où ils étaient partis pour expérimenter la marche avec des crampons sur glacier au refuge du Carro… Après un départ d’Alsace de nuit, ils sont arrivés à la gare de Chambéry pour attendre J. dont le train a eu deux heures de retard. Ils ont continué à rouler jusqu’à Val Cenis, petite pause chez F. le futur guide qui les accompagnera au Mont Blanc. Fête à la maison, quelques grignotages, quand même il faut repartir avant la nuit… Dernière étape jusqu’au fond de la vallée, la voiture est laissée à l’Ecot, il est 18H, le sac à dos bien réglé, la montée démarre, 2h23, (précision du GPS d’aujourd’hui), sur une pente un peu raide, la nuit n’est pas très loin et tout d’un coup sueurs, vertiges, elle est obligée de s’assoir sur une pierre, le corps ne répond plus, la petite barre sucrée lui permettra d’arriver à destination. La soirée est joyeuse, les pâtes, sucre lent nécessaire doit préparer la marche du lendemain. La nuit en dortoir est réparatrice d’autant qu’à l’aube, la neige tombe drue, leur offrant quelques heures de sommeil supplémentaires. Au petit matin, les randonneurs à ski arrivent à leur tour au refuge. Ils en croiseront d’autres, le temps de la descente et rouleront d’une traite vers l’Alsace où ils finiront leur épopée dans un restaurant typique du coin ; elle n’aura pas marché avec les crampons !
Les trois premières semaines d’Août, elle les passera en Corse avec T, depuis 10 ans régulièrement elle retrouvait l’Ile et ses odeurs si particulières, plus souvent en bord de mer. Cette année-là, ils découvriront ensemble des pans de montagne, dormant dans une bergerie avant l’ascension prévue du Monte RENOSO. La montée s’arrêtera à mi-chemin, le brouillard les obligant à opérer un demi-tour. Entre Mare et Monti ils alterneront les plaisirs avant un retour vers Chamonix, retrouvailles des copains, soirée arrosée et objectif crampons le lendemain, avortée par un réveil tardif !
Deux jours avant, l’ascension attendue, réveil matinal pour monter à l’aiguille du midi, chausser les crampons, être encordée à l’autre, marcher sur des lignes de crêtes. Elle s’est sentie ce jour-là légère, différente, sûre d’elle, comme si elle appartenait à un groupe d’humains privilégiés, au milieu des touristes, elle était une alpiniste, le temps d’un instant, émerveillée par la vision exceptionnelle des paysages, la blancheur qui l’enveloppait pourtant au retour de cette course, elle a gravi la montée vers le téléphérique à quatre pattes, courte montée raide, ses capacités de récupération l’ont rassurée.
Après une journée tranquille à Chamonix, d’où elle observait le sommet, en attente de ce moment préparé physiquement et mentalement depuis un an, elle doutait encore.
Lever à 4h30 pour attraper la première benne, manger est difficile, elle sait que c’est indispensable, boire et manger avant d’avoir faim ou soif. La montée en téléphérique lui semble interminable, son compagnon lui dit en aparté qu’il reviendra avec elle si elle n’y arrive pas, sortant de la cabine, le soleil luisant sur la neige, le ciel bleu sans nuages, sont pour elle comme un message de réconfort.
La montée démarre, lentement, dans un rythme régulier, encordée à ses compagnons de marche, sans sac à dos, pas de contraintes de poids, elle avance confiante et déterminée bien amarrée à ses bâtons, crampons aux pieds. Au sommet du Mont Blanc du Tacul, F. le futur guide l’encourage première petite phrase, « Le dernier client qu’il a accompagné était effondré à cet endroit-là ». Pas de problèmes, le souffle et les jambes sont là, la soutenant dans son ascension. La montée continue vers le Mont Maudit, Maudit, en référence aux nombreux accidents qui ont eu lieu dans l’histoire, sur le moment elle n’y pense pas, la beauté du paysage et la concentration sur ses sensations, sa respiration, tout son corps est engagé comme jamais, aucun souvenir de douleurs ou de fatigue, ne reviennent à sa mémoire aujourd’hui. Elle ne se souvient pas des pauses, juste l’avancée, les pieds qui l’un après l’autre, la mène vers le sommet… « On est à cent mètres du sommet », cette simple affirmation la submerge, les larmes arrivent sans prévenir, le masque et l’écharpe qui protègent son visage, lui permettent de cacher cette émotion inattendue. Au sommet, champagne et photo mais elle ne laisse rien voir de cette émotion encore inscrite dans son corps aujourd’hui 34 ans plus tard. Troisième petite phrase qui arrive à son oreille « Il y a encore la descente… »
Oui, la descente, longue, longue crête qui leur permet de rejoindre le glacier, à traverser, après la glace, les rochers et souvent les cairns, vision réconfortante du chemin à suivre.
Nouvelle petite phrase « On n’arrivera peut-être pas à monter dans la dernière benne à mi-chemin, deux heures de marche en plus pour arriver à Chamonix »
Dans sa tête, la révolte gronde, pas question, pas deux heures de plus, elle accélère le pas, avance à un rythme soutenu, les derniers mètres elle les fera en courant et montera dans cette dernière benne tardive, grâce aux nombreux touristes montés ce jour-là au sommet de l’aiguille du midi, 21H, 13H de marche, le sentiment d’un moment exceptionnel dont elle n’a pas vraiment conscience.