Dans l’obscurité, on distingue la silhouette courbe de Monk assis au piano, ses mains claires posées sur le clavier blanc. De timides applaudissements émanent de la salle suivis d’un silence religieux. La lumière inonde soudain quatre hommes en costume tenant chacun leur instrument entre leurs mains, du bout des doigts, au bord des lèvres, sous la semelle. Leurs regards se croisent furtivement avant de se suspendre, ils s’apprêtent à jouer. Les mains claires s’élèvent lentes et retombent comme des piquets. Monk plaque les quatre premières mesures. Dans le prodigieux intervalle de ses mains déployées, le thème est lancé. Chaque doigt est une ramification autonome, adopte un angle précis, attaque de face pour remplir l’espace puis se courbe, se place en biais pour augmenter le débit. Tous les deux temps le corps prend appui sur les extrémités, s’arcboute pour rebondir à contre temps sur la voix cuivrée du soufflant qui s’élève en premier plan. La couleur du saxophone ténor du grand Charlie s’étale en une ligne tenue que les rythmes du piano tentent vainement de déstructurer. L’homme est dressé sur le devant de la scène. Ses deux pieds légèrement écartés sont solidement ancrés au sol. Par son souffle puissant il interroge, répète, saisi, transforme, respire, redonne, ses doigts opèrent des déplacements microscopiques, il décline les gammes à la force de son cou qui gonfle et se dégonfle sur l’inébranlable axe. Le groove a pris la salle. Monk répond par éclat. Les phalanges de sa main droite s’étirent puis s’aplatissent sous la poussée du corps entier. Elles évoluent par bons de cabris sur coteaux abrupts. Sa main gauche génère un épais tapis d’accords ou comble les levées au doigt par un travail d’orfèvre sans plan établi, elle fouille, chevauche, expérimente l’harmonie, cherche la ligne mélodique, l’épouse, la repousse, se tait.
Elle sort du cadre, repositionne par à coup le gros anneau de l’auriculaire droit. Le geste accompli a tempo laisse vides des phrases entières, ce discours amnésique déconcerte puis agace. On veut lui retirer l’anneau, le jeter pour qu’il poursuive, on retient l’air, on soupire lorsqu’il reprend. On rit nerveusement de la désinvolture du corps qui s’absente quand tous les regards sont braqués sur lui. Le sien, fixé sur l’anneau, revient brièvement au monde. Il poursuit le discours saccadé. Il se fiche bien de nous. On ne le lâche plus des yeux. Le scintillement doré du bijou évolue lourd et précis dans le cadre en noir et blanc. On perçoit son métal dans le fond des notes, sa froide acidité encercle la langue, se retire, on l’attend haletant, salivant dans les silences, on s’en abreuve avant qu’il ne se fige à nouveau.
Le corps du pianiste se soulève à présent, la pression part du sol, parcourt les pieds qui battent des temps incompréhensibles, s’enfoncent dans le costume fluide, emprisonne les hanches qui balancent emportant avec lui le tronc et sans qu’un regard ne s’échange Charlie se tait. Monk s’élance alors dans un formidable monologue. Il soutient une ligne mélodique suraigüe, son coude s’éloigne et se rapproche du buste comme autant de furtives marées. Le socle harmonique est produit par ces allées venues qui s’étendent sur un mètre cinquante de large. Dans cet espace, Monk nourrit le déséquilibre, il progresse en funambule, fait pencher son buste, provoque la chute, s’effondre sur des dissonances. Il simule la fausse note, il nous berne tous. Il s’interrompt sur un territoire pour reprendre ailleurs le même chant. L’insaisissable mouvement est l’incarnation du mystère. Les suspensions entre chaque note annoncent chaque suivante comme d’éphémères miracles. Les petites articulations évoluent par vagues, les poignets impulsent chants et contre chants qu’épaules, cou et sommet de la tête suivent, impuissantes. La tête coiffée d’un épais bonnet entre en surchauffe et se secoue maintenant de haut en bas en un mouvement fluide, la danse remplace irrémédiablement l’immuable instrument. L’homme se lève sans conclure pris dans une transe que seules la batterie et la constante contrebasse sont encore en mesure de soutenir. Les remous désarticulés de ses membres et ses yeux clos perturbent d’autant que dans l’apparent désordre, un silence synchrone, un bond vers le siège vide, les mains s’élèvent à nouveau sur le clavier humide et à nouveau surgit le thème sublimé.
Il n’est plus d’hommes sur scène que des corps légers presque translucides prêts à être traversés. Ils sont des vibrations, s’entrechoquent, se saisissent, se combattent et s’accouplent, se démultiplient comme des cellules souches. Dans la salle saturée, les bravos peinent à sortir des bouches ébahies. Les mains s’agitent en complète ataxie, on ne sait plus applaudir. Ce soir, le propos du musicien a dépassé le geste.
musicienne écrivant sur musicien, de piano à piano ? merci…
Merci François… Monk était un ovni. Ce soir nous avons vu Baptiste Trotignon. failli attendre de le voir pour écrire. pensé aux gestes pendant tout le concert. Ses mains!!! J’ai bien fait d’écrire quand même ça m’en fera 2. Et oui j’essaie d’être pianiste. pas une mince affaire 🙂
Complètement embarquée dans cette aventure pianistique
« son coude s’éloigne et se rapproche du buste comme autant de furtives marées » j’aime beaucoup
ai joué du piano enfant pendant 6 ans, ai arrêté sur un coup de tête, grand regret. quand je retrouve mon piano je me laisse aller à pianoter.
Merci Huguette. Pianoter c’est jouer. Bravo pour ça!
Tout est là, plein de détails subtils, le texte d’une musicienne qui avec sa sensibilité nous fait entrer dans la tête de Monk, dans ses mains, un superbe concert!
Bonheur si l’immersion est possible. Merci……