Je m’en souviens comme d’hier, c’était un lundi, il y avait séminaire à Censier, quelque chose sur le numérique et la littérature, et il y avait aussi et l’hiver et des grèves. Je descendais de Botza par les Buttes et la mairie, la rue à gauche va au carrefour. Je n’ai pas besoin des grèves des transports pour marcher, mais je m’en souviens, le froid et le manteau, le même qu’aujourd’hui sur les quais, le froid le regard fixé au loin, aux poches les mains enfoncées, les mains qui jouent avec carte orange cartes de cinéma clés petite cuillère, j’ai toujours une chanson à l’oreille, partir on a tous un un avion dans le cœur me fait me souvenir d’elle, je la revois les deux mains appuyées sur sa canne, qui attend que je me gare devant elle, devant l’immeuble où elle habite, une plaque de marbre indique qu’ici, Hector Berlioz Anton Tchékov ou quelqu’un de ce genre
en face il y a le jardin, la rue, la bouche de métro, et elle, elle elle est là, je suis en voiture, elle est là debout les deux mains à la canne, son twin-set et sa jupe de tweed (c’est le printemps – il fait beau, il fait doux, je l’emmène à Neuilly chez son oncologue comme on dit) sac à main écharpe de soie – je me souviens et je marche, une chanson qui rythme mes pas puisqu’on m’a demandé de tenir son bras et de voir l’aiguille s’enfoncer – j’avance sur l’avenue, c’est un grand carrefour et il fait froid, je me presse, ce n’est pas que je sois en retard, juste à l’heure, je vais chercher le trente-huit puis un autre peut-être, une heure en avance, une heure c’est ce qu’il me faut pour y arriver à pied, je marche je traverse – on est tous pareil on n’a rien d ‘autre à faire que d’écrire sur un bout de papier – c’est parce qu’il fait froid que je marche vite, plutôt vite, que je fais attention aux vélos, j’ai froid je marche quelques larmes juste le vent, la casquette sûrement, sur ce coin, à droite, sur le quai, l’écluse où on avait tourné les premières scènes et les dernières on attendait que passe le métro aérien pour qu’il soit dans l’image il faisait nuit, je crois me souvenir du prénom du chauffeur de taxi, un grand type noir et drôle, Blaise, je regarderai*, il y avait François Lalande dans son imperméable et le rôle de Leborgne, ce coin-là, puis sur cet autre, à gauche, un café dans les bleus aujourd’hui où vous vous étiez installés pour tenter d’établir l’inventaire de ce carrefour, un jour d’atelier où je n’avais pu me rendre, le métro passe sur le viaduc, des voitures des camions des bus des vélos des motos des voitures encore attention les mains enfoncées dans les poches, derrière les lunettes des yeux qui pleurent un peu, non je ne les porte pas, elles sont dans la poche poitrine de ma chemise, sur cette espèce de place des tentes de malheureux, sans abri dit-on, refoulés là fuyant guerres et viols, c’était en janvier, juste avant qu’on ne nous enferme en nous confinant comme ils disaient, il y avait des bruits de chauve-souris, des ondes glaciales, c’était l’hiver et je passais sous le pont, un pied devant l’autre et recommencer et sous ceux-ci le canal, sur ce pont un jour d’été, nous étions là avec (je crois me souvenir) Charles (un pied à terre rue Saint-Bernard) qui prenait la photo qui devait servir au dossier de demande d’habitat participatif voilà quatre au cinq ans d’alors, et l’immeuble qui finit de se construire, aujourd’hui, vers Gambetta, dix ans plus tard, le temps, les mains dans les poches enfoncées serrant les épaules à cause du froid, regardant à droite les voitures les motos le froid puis le feu qui passe au rouge, regardant à gauche on ne sait jamais me dépêchant un peu et ne voyant pas, là, au sol, grise et sournoise, cette dragée qui marque la voie des bicyclettes, la cognant me rattrapant mais de l’autre pied cognant alors le trottoir et mains enfoncées sans pouvoir me rattraper, vloufff comme un jour d’été, je me souviens, je me souviens tu sais, ce bruit la rue des Saints-Pères au dessus de la poste qui n’existe plus, en face de la faculté de médecine, ce type qui du septième se jette c’était en août, sans amour je crois que le mois d’août est terrible en ville, je me souviens de ce bruit, et moi là, allongé côte cassée rien de si grave, rapidement me relevant mais pour le séminaire, ce sera non – je marche encore, oui, je marche, rebrousse chemin, le froid les lunettes cassées dans la poche, je remonte l’avenue – parfois je me souviens d’elle, secrètement, à part moi, dans ces cas-là j’aime bien retrouver ce jargon qui fait « c’est plus fort que moi » je me souviens parce que, aussi, je l’avais noté au journal, je me rappelle qu’elle aussi tombait, une fois, c’était en décembre puis une autre, en février, au téléphone, elle me disait « c’est emmerdant tu sais » – je me souviens, ce n’est pas quelque chose de douloureux pourtant, au moins maintenant pas seulement mais quelque chose qui blesse, loin, au plus profond et sans le vouloir, plus fort que soi, il ne suffit pas qu’il neige, qu’à pierre fendre il gèle, quelque chose qu’on enlève, qu’on ôte ou qu’on arrache – ça ne suffit pas, non, mais je me souviens, marcher sur ce carrefour à Jaurès, je me souviens, toute l’avenue, le canal l’hiver
* c’est ça
(avant de lire, l’expression « la dragée haute » m’a traversé la tête, mais pas du tout) (toujours le serrement de gorge en te lisant, et les images, toutes, elle et sa canne, tenir son bras et tout ce qui se déplie autour, merci Piero)
(un peu quand même…) merci à toi Christine
Marcher dans le froid, te suivre dans Paris et dans tes pensées, merci Piero.
oui – merci à toi Clarence
oh que c’est bien PCH ! tous ces gestes au fil des pas les mains dans les poches (et elle avec son twin-set attendant pour l’oncologie et tous ceux que vous entrainez à la suite… et en même temps ça ne me décourage pas (sauf que là ce truc que je voudrais tenter bien ou mal depuis dimanche, je ne vais pas avoir le temps de me libérer esprit comme faut pour ne pas trop être totalement nulle, à ma mode ce matin encore… alors ai pris le court temps de venir y voir chez vous… et quel plaisir, merci
bienvenue… et vous y allez aussi (très bien) (merci à vous Brigitte)
Oh cette marche, ces marches, ces mains, ces chutes, ces larmes de froid,
ces côtes cassées, ces chansons qui accompagnent. Ces souvenirs qui reviennent … que c’est beau! ( au mois d’août sans amour il me semble j’ai connu) et (François Lalande aussi je l’ai connu il jouait avec elle je devais avoir 15 ans)
merci Nathalie
toujours chez toi cette force de l’image, les larmes de froid, les vêtements qu’elle portait, on ne sait pas si c’est réel ou si c’est dans le film, je ne connais pas les noms ni les avenues, mais je marche aussi dans le froid
et ce magnifique final…
merci Piero
(oui,c’est dans le film) en vrai (merci à toi Françoise)
Formidable !
trop gentille
Quand j’entre dans tes textes, Piero, je suis toujours sous le charme d’images fortes, d’émotions parfois à en perdre la boussole.