Pieds, jambes, encerclés par l’écume, c’est le début. Autour, le ressac. Au lointain, le silence de la ligne d’horizon. S’avancer mais le haut du corps grelotte, elle va attraper froid. Toute petite convalescente, le grand air marin est bon pour les poumons, pour ce qu’elle a. Elle voudrait bien que le corps tout entier rejoigne le froid secret de l’eau, alors il faut apprendre. Ça commence à l’extérieur, au bord, comme à vide. Le ventre sur le tissu d’un siège pliant et les conseils donnés par la grande personne pour les membres qui dépassent. Grenouille, Y ; I ; T. Et on recommence. Elle ne pourra apprendre à vraiment respirer que dedans mais quand ? La peur traverse les vagues : comment font ceux qui ressemblent à des poissons volants, une fois passée la frontière invisible, là-bas, à perd-pied ?
Un peu plus tard, Il faut d’abord jouer avec la bouée-cygne, celle que gonfle le père. Cette fois, elle s’accroche au cou de l’oiseau en matière plastique et quitte le sol sous-marin en battant des pieds dans l’eau, se laisse porter, se laisser rêver jusqu’à ce que la voix du bord lui rappelle qu’il ne faut surtout pas s’éloigner. Elle obéit mais sait qu’en apprenant, elle pourra aller plus loin. Désobéir. Ce qu’elle fera. La couronne de plastique qui lui tient la taille est remplacée par des brassards, elle sait qu’il faut passer par là et aussi la tête sous l’eau. L’apnée effraie. Ce qu’on retient, le souffle, le temps de comprendre qu’il faut franchir l’obstacle. Mais elle a trouvé une espèce de courage, fait de curiosité, maintenant qu’elle a entendu le vaste murmure du dessus remplacé par l’étrange silence du dessous. Elle grandit et quand enfin elle évolue sans poser les pieds, la mer devient ce qu’elle est : une révélation. Nager, s’éloigner de la rumeur humaine, entrer en lévitation, en confiance. L’immense réserve de liquide amniotique est le refuge de celle qui se déplace en douceur à portée d’oiseaux de mer, dans le sillage-même de la poésie qui se forme en lignes blanches autour des îlots ou vers le large. On peut encore aller plus loin, en répétant les mouvements, on intègre le lâcher prise en cas de danger : faire la planche, respirer calmement, varier les mouvements, affronter. Ce jour-là, c’est l’adolescence : elle accepte le défi des sauveteurs. Une fille et quelques garçons. Endurance requise. Ils doivent nager en mer, tout habillés, chaussures y compris, pendant quatre cents mètres et rapporter au bord un mannequin lourd. Elle y arrive, malgré l’épuisement, ce qui rassure les parents et lui permet de gagner encore en éloignement. Elle voudrait tellement que sa propre mère apprenne à nager : elle l’accompagne, la soutient. Grenouille, Y, I, T : impossible. Je ne sais pas comment tu fais pour flotter, parole d’inquiétude. Moi, je coule, ajoute la mère, je suis un poids et c’est tout ; ton père a déjà essayé mais je ne peux pas ; c’est sûrement à cause d’une fois, avant la guerre ; je me souviens d’une fin d’enfance, une piscine, et pour que j’apprenne, le maitre-nageur m’a jetée à l’eau ; on faisait comme ça à l’époque, j’ai cru mourir.
En nageant, elle pense au récit de sa mère et, de colère, va encore plus loin, comme si elle transportait à l’intérieur celle qui lui a donné la vie. Une sorte de juste retour. Pour tenir la distance, on change de nage. Nage indienne, comme tirer à l’arc dans l’eau, caler de longs mouvements dans le fil de la respiration. Tout le corps s’allonge. Elle apprend le gros dos des vagues qu’elle traverse, et qui la soulèvent. Evite certains courants, se donne des repères : après la dernière balise, bien après la grande jetée de la Turballe. C’est là qu’une fois, très loin, un de ses pieds a été pris dans les mailles d’un filet clandestin. Impossible de se dégager. C’était le moment de se sauver elle-même sans se débattre, ni céder à la panique, personne ne sachant où elle était. Piège. Combien de temps, on ne sait pas mais le soleil déclinait et le corps était devenu lourd et lent. Personne en vue. Un dernier sursaut, elle a pu se dégager et repartir avec un pied en sang. Il faut toujours que tu exagères ont-ils dit. Ça ne lui a pas servi de leçon.
Devenue mère, elle a continué. La mer était étrangement immobile, comme rarement. Elle est entrée dans un miroir fluide, observée par le chaos rocheux des parages et en avançant doucement, a seulement entendu le froissement du liquide ouvert par le ciseau des bras. La nage est hypnotique. Jusqu’au moment où, d’un coup, se forme la brume de mer. Tous les contours s’effacent, la vie est suspendue au souffle et à l’avancée. Rebrousser chemin quand il n’y a pas de chemin : un pari. On retourne son corps, on ne sait pas vers où, vers quoi, il n’y a pas de bonne direction, on est dans le sfumato du tableau et le rythme de la nage s’inscrit dans une sorte d’éternité qui vire à l’inquiétude – la brume du dedans. Miroir sans tain. Elle glisse dans l’infini. Alors se laisse deviner l’ombre d’un géant, un bloc de granit qu’on reconnait au lointain. Un repère pour se réorienter jusqu’à la mauvaise grève : là, plusieurs personnes sont alignées, statues de l’ile de Pâques, guettant celle qui s’approche. Elle les rassure en reprenant pied : j’ai recommencé mais je savais que je ne me perdrais pas, la preuve. Son enfant révolté lui dit : mais tu ne vois pas que la mer veut te garder ! C’est pour ça que tu as trouvé l’autre jour une bague d’argent avec une pierre noire près d’un rocher.
Bien après, la vie comme mer changeante lui a pris son autre, entre autres. Elle n’a pas coulé, s’est arrachée en saignant au monstrueux filet de cette fois-là. Mer. Dès qu’elle peut, elle y retourne, c’est un appel, sombre ou joyeux, selon le temps. Nage d’endurance. Moins loin : à son âge il ne faut pas exagérer. Mais toujours à perd-pied