#gestes&usages #02.2 | doucement

ici musique

jusqu’au moment où on ferme les yeux
il y a un moment où ça suffit, on y va, on se lève ou on est déjà debout, on y va, on ôte tout, eau médicaments brosse on remet quelque chose ou pas, plus si c’est l’hiver mais on y va, on entre, c’est le froid, la couche qu’on tire sur soi est épaisse, on lit, on peut en rentrant les épaules, une seule puisqu’une main dehors tient le livre, si on n’est pas seul, on se frôle, c’est possible, on s’étreindra peut-être si on s’aime (il faudrait alors développer plus ces gestes-là, je me souviens de Giraudoux qui appelait ça « une mauvaise gymnastique » – je me souviens de ce type, je ne sais qui ça pouvait être, qui le traitait de sale con (il avait employé une autre formule, mais je ne m’en souviens plus exactement) (un homme de théâtre) – moi j’en étais au monologue du chœur, dans son Sodome et Gomorrhe je fumais une cigarette sur le plateau et j’avançais, et O. me disait « tu mets tes pieds sur une même ligne – tu avance doucement, dis* ton texte – tu fumes un peu, sur une même ligne » – je me souviens je ne voyais pas ce que cet auteur avait d’un sale con – c’était sur la terrasse au premier étage, l’appartement du boulevard Rochechouart (qui alors n’était pas dédié à Marguerite) – « mauvaise gymnastique » quelle idée) – mais s’il fait froid, oui, on se couvre, puis on est étendu là, pas tout de suite, si on lit, pas tout de suite, puis on sent à peine ses yeux s’alourdir, on se recroqueville parfois, après avoir posé le livre parce que la lecture ne veut plus dire rien, (un signet, pas de corne, jamais) on se tourne sur le côté, plutôt le droit d’abord, un bras (le droit) plié sous l’oreiller, et la tempe qui repose sur la main ouverte, on ne voit plus rien, on n’entend que peu de choses, il y a de la lumière encore – parfois, si c’est comme ça que ça marche, on se lève vite, on descend le chauffage, thermostat à quatorze, on enlève le gros oreiller et on se recouche vite, les jambes pas encore étendues, puis doucement, ça peut arriver sinon, parfois, on pratique un demi-tour sur soi-même, le côté change et c’est le bras gauche qu’on place sous l’oreiller pour l’enserrer, dans la main gauche vient la tempe la tête, le bras droit se replie pour attraper l’épaule gauche, l’une des jambes allongée, l’autre repliée, le pied vers le genou de l’autre jambe, celle qui est étendue, on est là on respire doucement – on pourrait entendre une musique qui viendrait sur le rythme de la respiration, pas une chanson, une musique Bach oui la 974, douce tiède – on peut penser à quelque chose de précis, parfois à la veille, ou au lendemain parfois ça empêche d’y aller, parfois mais c’est rare, alors les yeux se ferment c’est la nuit souvent on est là, c’est que le corps s’allonge, petitement mais les os ne pèsent plus les uns sur les autres, détendus c’est que les tendons les fascias les veines peut-être même, les artères, tous les systèmes commencent à percevoir ce calme si propice au rêve – il ne faut pas avoir froid il ne faut pas, il vaut mieux ne pas avoir de préoccupations, quelles qu’elles soient, mais on ne doit pas le savoir non plus, on ne se rend plus vraiment compte on respire oui on pense aussi mais on doit laisser flotter doucement et la pensée et les sens la musique qu’on perçoit est lente douce tranquille ce n’est pas de la joie mais presque ça y ressemble c’est là juste là et puis

(image volée (et taillée) à Christine Jeanney – merci)

*:ce serait plutôt « tu donnes ton texte » qu’elle disait – il y avait quelque chose (il y a) de généreux dans le fait d’apprendre par cœur un texte et de le dire (donner) tout en regardant devant soi cette ligne droite fictive qu’il faut suivre et droit et en ne fumant pas trop vite sa cigarette – d’ailleurs en y regardant de plus près, le chœur est son monologue sont dans Antigone tandis que ce à quoi je pense et dont je ne me souviens que (donc) mal sont les mots de l’archange qui font au début :
Ce n’est pas là le pire. Et ce n’est pas l’intérêt de l’histoire. D’autres empires se sont effondrés. Et aussi à l’improviste. Nous avons tous vu des empires s’effondrer, et les plus solides. Et les plus habiles à croître et les plus justifiés à durer. Et ceux qui ornaient cette terre et ses créatures. Au zénith de l’invention et du talent, de l’illustration de la vie et de l’exploitation du monde, alors que l’armée est belle et neuve, les caves pleines, les théâtres sonnants, et que dans les teintureries on découvre la pourpre, ou le blanc pur, et dans les mines le diamant, et dans les cellules le vrai atome, et que de l’air on fait des symphonies, des mers de la santé, et que mille systèmes ont été trouvés pour protéger les piétons contre les voitures, et les remèdes au froid et à la nuit et à la laideur, alors que toutes les alliances protègent contre la guerre, toutes les assurances et poisons contre la maladie des vignes et les insectes, alors que le grêlon qui tombe est prévu par les lois et annulé, soudain en quelques heures un mal attaque ce corps sain entre les sains, heureux entre les bienheureux.
etc.

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

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