À cause de la couleur incertaine du lichen, cette substance chevelue d’un gris pâle, gris de cendres froides, qui s’échevelait sur les branches basses des pins dans cette forêt d’enfance, j’imaginais des histoires de fées, ou plus exactement de sorcières ou d’êtres maléfiques surgissant du fin fond des bois, ou s’élevant sans bruit — telle une vapeur entortillée s’extrayant de la lampe magique d’Aladin — des ornières creusées sur les bas-côtés du chemin qui traversait ce secteur. Avant de parvenir près du premier arbre chevelu, il était possible de chantonner, de sourire, de parler aux oiseaux voletant ou aux vaches paissant dans les prés alentour. Mais soudain, juste après un champ de blé, la forêt se dressait avec son premier arbre chevelu d’un lichen, dont on imaginait la présence être là depuis des millénaires. Le ciel ne se laissait plus voir. Les couleurs se rétractaient. Tout se trempait de gris, de marron, de membranes noires, de traînées de suie. Il s’agissait juste de traverser un espace qui avait ses propres lois. On était un invité toléré, un passager qui tentait de ne pas faire de bruit, de se revêtir d’une cape d’invisibilité, mais attentif à l’écoute de cette vie qui grinçait, craquait, gémissait, où se ressentait même un souffle qui circulait entre les troncs, sur lesquels on ne pouvait s’empêcher d’apercevoir des visages grimaçants. Il était aussi nécessaire d’être prudent afin de bien contourner les buissons, ronciers d’épines rouges. Dans les arcanes du cerveau tout s’agitait, à toute vitesse et en dépit du bon sens. Les pires mésaventures pouvaient se produire, le temps, je m’en aperçus plus tard d’un trajet de seulement quelques minutes, le temps de déchirer ce rideau gris et de passer au travers. Dès que le paysage s’écartait, à l’orée opposée, que les bois se refermaient derrière soi et que le ciel reprenait sa plénitude, on redevenait l’enfant que l’on était avant. Les battements de cœur retrouvaient leur rythme de croisière, les images d’épouvante se décomposaient, la promenade rassemblait ses couleurs d’été. Même si, on le savait bien, le lendemain il se pourrait bien que l’on repasse par là.
À cause de la couleur incertaine du lichen, cette substance chevelue d’un gris pâle, gris de cendres froides, qui s’échevelait sur les branches basses des pins dans cette forêt, je prends le temps, des décennies plus tard, à faire un temps d’arrêt au pied du premier pin qui se dresse, à approcher ma paume de sa peau, à lui signifier ainsi combien il compte pour moi, combien sa présence m’est salutaire. Je touche le tronc, appose la joue sur l’écorce, m’emplis des senteurs qui s’échappent. Sa rugosité réveille mon esprit, permet d’émouvoir les lisières de mon corps, et de puiser dans les tiroirs de l’enfance. Je sillonne ensuite ces bois, avec bien-être, marchant sur les branches mortes qui jonchent le sol, ramassant quelques résidus de lichen pour enrichir ma collection de grisaille. Je sinue entre les troncs jusqu’à en perdre le sens de l’orientation et ne plus savoir d’où je viens. Mais on vient juste de l’enfance, et c’était hier. S’asseoir enfin sur une vieille souche ou de la mousse et laisser les doigts s’immiscer là, peut-être même à la rencontre de quelque ronce rampante et, après un petit cri, fixer la goutte de sang qui perle, et murmurer tout va bien.
Belle et inquiétante traversée… on est partagé entre le soulagement quand le paysage s’ouvre et l’envie de retourner se faire peur dans cette forêt très habitée