A cause de la couleur de la mer, Lucie avait décidé de rompre avec Étienne. La mer avait cette couleur de gris et de vert, cette couleur du glauque qu’elle prend après une nuée d’orage. Il ne s’est fallu d’un rien pour qu’elle ne dise rien. Elle a rompu par téléphone. Ce sont des choses qui ne se font pas dit-on. C’est ce que l’on disait en tout cas à l’époque. On était en 1998, et elle avait rompu avec un téléphone à fil. Ce fil qui la maintenait en lien avec Étienne, ce fil qu’elle avait continué à tordre en tire-bouchon sur lui-même. Pourquoi avait-elle fait cela ? Pour ne pas être prise au dépourvu et pour épargner à Étienne d’avoir à le faire de lui-même ? Elle avait devancé ses désirs. Elle s’était dit que c’était mieux ainsi. Elle n’avait déjà plus toute sa tête. En gros c’était « va voir ailleurs si j’y suis » ou « va jouer avec les gamins de ta rue ». C’étaient des expressions de son père intégrées à sa mémoire, avec « laisse faire Georges, c’est un homme d’expérience ». Elle ne savait pas pourquoi elle sortait cette dernière expression de sa tête. C’était une expression du cru de son père. Dans le cas présent, elle aurait dû laisser faire Etienne car c’était un homme d’expérience. Mais elle a coupé court à tout cela. Elle a fui, dans un seul geste, celui du fil du téléphone qu’elle a tordu et retordu entre ses doigts.
En 1998, il y avait eu cette drôle de coupe du monde de football et ce non moins étrange chant « et un, et deux, et trois zéro » que même les gamins de trois ans entonnaient pour un oui ou pour un non. Lucie n’avait rien compris à cette liesse. Elle y était étrangère, devenue elle-même totalement étrange. Strange, aurait-elle dit à l’époque. Elle pratiquait le franglais assez peu, à part en de rares exceptions quand elle voulait appuyer son propos. Mais là, elle était plus que strange, elle était devenue carrément stone. Elle ne s’appartenait plus, comme aurait dit sa mère. Et puis il a fallu qu’elle se défasse d’un geste quand elle était au téléphone, celui de ne plus entortiller le fil autour de son doigt. Son téléphone n’avait plus de fil. Elle trouvait cela très pratique. Elle pouvait désormais téléphoner depuis son canapé ou depuis son lit. Il n’en restait pas moins que Lucie était complètement à la ramasse.