1 / Sergent Major
Parlez d’écriture, de calligraphie, de porte-plume, de pupitre incliné, d’encriers en porcelaine blanche que l’on remplit par faveur du maître avec une lourde bouteille au bouchon percé d’un tuyau recourbé ; parlez d’école primaire, d’Epineuil-le-Fleuriel, du Grand Meaulnes.
Il est probable que le nom, la marque Sergent-Major remontera aussitôt à la surface.
Sergent-Major ! Cela sonne comme un coup de clairon, comme un poème de Paul Déroulède.
Il est vrai qu’un porte-plume équipé d’une telle plume est une arme véritable ; pointue, presque effilée, robuste, elle a causé des accidents innombrables, mais était aussi redoutable pour les papiers des cahiers que pour les yeux imprudents ; pointue à l’extrême, elle arrachait, creusait, déchirait entre nos doigts malhabiles les pages quadrillées. Le bon instituteur, sachant la mauvaise qualité du papier d’après guerre équipait sa classe en Baignol et Farjon n° 803, souple dans les pleins comme dans les déliés, fendue sur chaque bord d’une encoche retenant (tension de surface ?) l’encre sans baver. C’est avec cet outil si bien pensé que j’écrivis mon premier article pour le journal de classe, il s’intitulait Voyage au pays Dogon.
2 / Le temps des cartouches
Un stylo-plume à cartouches coûte aujourd’hui 4,15 € au supermarché local. Article jetable, destiné au public jeune.
Le plastique rose ne porte aucune marque commerciale, sinon, peut-être, sur sa plume d’acier où mes yeux distinguent une sorte de graphisme.On est loin des Sheaffer, Parker, Waterman.
Quand je suis entré en sixième, mon premier stylo, à plume or, s’appelait Bayard ; je crois entendre encore la publicité que diffusait alors Europe n° 1. Il était à réservoir de caoutchouc, commandé par un petit levier doré incrusté sur le corps de bakélite moirée. Sa couleur verte me convenait, je ne l’avais pas choisie. Un jour, en refermant son capuchon à vis, j’ai accroché à l’intérieur la pointe de la plume qui s’est retournée, rabattue sur elle-même, mais ne s’est pas brisée. Je l’ai redressée tant bien que mal, une boursouflure devait subsister jusqu’à la fin du stylo, transformant mon écriture et provoquant parfois des taches, jusqu’au jour où le réservoir au caoutchouc fatigué s’est crevé en répandant son contenu sur une copie de composition difficilement présentable. J’ai dû alors économiser sur quelques friandises pour adopter le Visor Pen, au solide réservoir de plastique à piston, à la plume d’acier. Je regrettais mon Bayard dont les anciens modèles se vendent aujourd’hui une petite fortune…
Longtemps après vint le temps des cartouches.
Codicille n°1
Sur le capuchon de mon nouveau stylo, à la faveur d’un changement d’éclairage, j’ai enfin remarqué le logo BIC qui – bon sang mais c’est bien sûr !- figurait aussi sur le « blister » d’emballage, c’est peut-être lui qui avait attiré mon regard.
Les cartouches sont de petite taille – des demi ; je me demande quelle autonomie permet un si petit réservoir ? La prise du stylo entre trois doigts de la main droite est rendue confortable par un manchon souple situé juste au-dessus de la plume. Perforé comme une grille, il semble fait de caoutchouc, aéré pour être tenu pendant des heures, en évitant tout échauffement, toute crispation, absorbant en outre la transpiration inévitable aux coureurs de fond.
Codicille n°2
Avec mon dernier Waterman, j’ai successivement utilisé des cartouches d’encre de couleur noire, bleue nuit, peacock blue, marron. Devrais-je en parler à mon psy ?
Codicille n°3
A part pour les brouillons sur paperoles variées, enveloppes déchirées, notes de restaurant, partitions transposées, je reste réticent au stylo à bille, sauf pour les mots croisés, ce qui est paraît-il une preuve d’optimisme. Quant aux « feutres » variés, leur vitesse de séchage incontrôlable relève de l’escroquerie pure.
3 / Olympia
Couchée non sur un divan, mais dans son coffre-couvercle, ma première machine à écrire repose encore en un lieu secret (y compris pour moi). Elle est de couleur orange, couleur chérie par les années soixante. Mécanique simple, légère, elle ne m’a jamais trahi, je l’ai trimballée un peu comme je balade aujourd’hui mon ordinateur portable. Elle m’a servi à taper à deux, voire trois ou quatre doigts, des rapports de stage, des poèmes romantiques, une brève nouvelle de science-à peine-fiction. Le dernier document produit grâce à ses qualités rustiques et fiables m’a attiré une brève question de la part d’une secrétaire de l’Agro : « cékikatapéça ? ». Je m’attendais à un refus de sa part fondé sur je ne sais quelle norme de présentation ; je m’enquis du problème… Elle me répondit qu’habituellement « ces messieurs lui remettaient leur brouillon, la chargeaient de la frappe ». Son cri du cœur venait de son bonheur d’échapper, cette fois, à une corvée de plus.
Codicille
Pour des usages professionnels, je suis ensuite passé à une machine électronique équipée d’une mémoire et d’un mini écran permettant les corrections avant de lancer la frappe. J’abandonnai pour toujours le magnifique geste du retour-chariot mais non la clochette qui l’accompagne. De plus, le bruit de la marguerite crépitant sur la feuille procurait un plaisir rare, assez proche de celui d’une rafale de mitraillette, d’un roulement de caisse claire par Art Blakey ou de boulets de charbon dans l’escalier de la cave.
4 / Mc Intosh, what else ?
Les doigts pourront-ils un jour s’arrêter de frapper les touches du clavier ? pourra-t-on simplement dicter les textes à la machine qui finira le travail ? C’est déjà en partie possible, mais que devient alors le geste ? Aujourd’hui, je commence toujours à écrire sur un cahier, jusqu’au moment où je m’interromps ; je frappe alors ce « prétexte » sur mon Mac, j’enchaîne directement, la mécanique est enclenchée ; l’acte de frapper le clavier est devenu étape de processus créatif comme l’était le geste de tremper la plume dans l’encrier ou celui de visser une nouvelle cartouche. C’est seulement dans un travail d’atelier en temps réel, limité, que la frappe directe sur le clavier s’impose ; ce qui produit d’ailleurs un autre genre de « prétexte » intéressant par son côté « brut de décoffrage », mais pourra être travaillé à tête reposée. Une auteure de romans me conseillait de considérer de tels « prétextes » comme des rampes de lancement souvent à supprimer totalement par la suite.
Nos gestes changent, ils ne se contentent plus de la pure frappe de touches inertes, ils ouvrent des « menus », sélectionnent dans la mémoire de l’ordinateur parmi des dizaines de possibles, utilisent des raccourcis-clavier permettant la copie, la suppression, le couplage avec l’immense univers d’Internet où l’accès à l’information semble illimité…
Ecrire est devenu techniquement facile, restent les questions fondatrices auxquelles mon cher ordinateur ne répondra jamais : QUOI ? POUR QUOI ? COMMENT ?
Fût-il Mc Intosh !
5 / Le problème du support
Ce poème tente de restituer les micro-étapes d’une commande en ligne d’un cahier, finalement aboutie (ou presque)
J’ai
J’ai passé
J’ai passé une bonne partie
J’ai passé une bonne partie de mon après-midi
J’ai passé une bonne partie de mon après-midi à chercher sur Internet
J’ai passé une bonne partie de mon après-midi à chercher sur Internet un cahier 14,8×21
J’ai passé une bonne partie de mon après-midi à chercher sur Internet un cahier 14,8×21 de 192 pages au moins
J’ai passé une bonne partie de mon après-midi à chercher sur Internet un cahier 14,8×21 de 192 pages au moins, relié broché
J’ai passé une bonne partie de mon après-midi à chercher sur Internet un cahier 14,8×21 de 192 pages au moins, relié broché à petits carreaux
Au modèle de celui acheté il y a 10 ans dans une papèterie de Bourges pour le stage de l’OULIPO
Presque
Presque tous les sites commerciaux
Presque tous les sites commerciaux ouverts
Presque tous les sites commerciaux ouverts ne proposaient que des modèles
Presque tous les sites commerciaux ouverts ne proposaient que des modèles ou plus grands
Presque tous les sites commerciaux ouverts ne proposaient que des modèles ou plus grands ou moins épais
Presque tous les sites commerciaux ouverts ne proposaient que des modèles ou plus grands ou moins épais, ou à reliure spirale
J’ai failli renoncer
En
En désespoir
En désespoir de cause
En désespoir de cause, je me suis résolu
En désespoir de cause, je me suis résolu à chercher
En désespoir de cause, je me suis résolu à chercher un format 21×29,7
En désespoir de cause, je me suis résolu à chercher un format 21×29,7 répondant aux mêmes caractéristiques
En désespoir de cause, je me suis résolu à chercher un format 21×29,7 répondant aux mêmes caractéristiques ; je ne l’ai pas trouvé non plus
J’aurais pu prier St Antoine de Padoue, l’idée de prier Ste Rita me venait aussi
Par
Par hasard
Par hasard j’ai découvert
Par hasard j’ai découvert l’objet exact recherché
Par hasard j’ai découvert l’objet exact recherché sur le site en ligne
Par hasard j’ai découvert l’objet exact recherché sur le site en ligne d’un grand magasin « culturel »
Merci, alleluia !
J’étais
J’étais prêt
J’étais prêt à en commander 4
J’étais prêt à en commander 4 mais le site mentionne aussi
J’étais prêt à en commander 4 mais le site mentionne aussi qu’on ne peut
J’étais prêt à en commander 4 mais le site mentionne aussi qu’on ne peut les commander qu’à l’unité
J’étais prêt à en commander 4 mais le site mentionne aussi qu’on ne peut les commander qu’à l’unité, ce qu’en définitive j’ai fait.
Ne pas désespérer d’Internet, jamais !
J’ai eu beaucoup de plaisir à lire aussi bien les souvenirs des outils successifs que le poème des micro-étapes.