#gestes&usages #07 | Leurs conseils

Vous ne devriez pas vous en faire ni parler de tout ça, ça ne sert à rien. Vous ne devriez pas vous apitoyer sur la disparition des opposants, des dissidents, des empoisonnés qui l’ont bien cherché, ça ne sert à rien. Vous ne devriez pas regarder ce qui se passe à l’écran, sur papier ou à l’oreille, vous voyez bien que ce sont depuis des siècles toujours les mêmes images, les mêmes sons, les mêmes interprétations, les mêmes commentaires à n’en plus savoir que faire, les mêmes interventions qui se nourrissent des douleurs ambiantes, des protestations revenantes, toujours les mêmes, ça ne sert à rien. Vous ne devriez pas prendre à cœur toutes ces questions car il y a de plus en plus de questions auxquelles vous n’apporterez aucune réponse, vous devriez en déduire vous-même que ça ne sert à rien. Vous ne devriez pas vous prendre la tête pour accompagner tous ces enfants : ils n’ont pas besoin de vous, ça ne sert à rien. Vous ne devriez pas passer tant de temps à interroger ce qu’on appelle le réel, comme le faisaient autrefois ceux qui recopiaient soigneusement les textes anciens pour mieux leur faire traverser les temps durs. Ceux qui pouvaient réfléchir, et faire réfléchir, miroirs de l’esprit dans leurs chambres de privilégiés. Ceux qui lisaient, annotaient, compilaient, archivaient, transmettaient, ça ne sert à rien.  Vous ne devriez pas regarder tous ces bâtiments de banlieue, surgissant comme déshumanisés aux parages des voies ferrées, en les comparant avec les bâtiments des villes bombardées : mêmes volumes, mêmes allures mais pour les uns la certitude qu’au moins ici ils hébergent, protègent les vies, alors que leurs jumeaux de béton à l’Est sont devenus cibles civiles, fenêtres explosées comme orbites sans yeux , ça ne sert à rien, vous voyez bien. Vous ne devriez pas aborder ce qui ne vous regarde pas, ça ne sert à rien. Vous ne devriez pas être dans ce deuil qui normalement disparait au bout d’un an, deux tout au plus : ça ne sert à rien. Vous ne devriez pas lire Char — Les compagnons dans le jardin — L’homme n’est qu’une fleur de l’air tenue par la terre, maudite par les astres, respirée par la mort ; le souffle et l’ombre de cette coalition, certaines fois, le surélèvent ni Pétrarque, gravissant le Ventoux : Qu’est-ce donc encore qui te retient ? Vous ne devriez pas écrire. Ça ne sert à rien.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

6 commentaires à propos de “#gestes&usages #07 | Leurs conseils”

  1. Merci pour ce très beau texte qui sert à quelque chose (ah! La vertigineuse question de l’utilité…)

  2. Vous devez garder l’espoir que cela serve ou sans le garder cet espoir ne pas laisser votre résignation l’emporter (juste amortir un peu le choc) sous peine de ne plus être humain comme Christine et comme Char.

  3. Vous en devriez pas, ça ne sert à rien. J’aime l’emploi du conditionnel qui, insidieusement, enfonce le clou de la culpabilité. Merci.

  4. C’est magnifique, ce texte fissure le monde et l’ordre établi, et ce conditionnel donne à la fois le vertige d’un ordre maquillé en suggestion, et la possibilité d’y échapper.