#Gestes et usages #08 | Comptines dans la brume

Une ombre chargée comme une mule avance d’un pas traînant, elle porte un gigantesque sac à dos au bas duquel pend un autre sac de voyage. L’ombre avance péniblement. Une comptine résonne dans l’air.

Petit escargot,
porte sur son dos,
sa maisonnette.
Aussitôt qu’il pleut,
il est tout heureux,
il sort sa tête.

Dans l’air flotte une odeur de sucre et de barbe à papa. La gaieté de la voix enfantine berce la marche laborieuse de l’homme vers le prochain banc public longeant la piste cyclable. L’homme ploie sous la charge, le pas est lent. L’homme pose son barda sur le banc. Son visage est buriné par la vie dans la rue. Une barbe rousse lui mange le bas du visage. Sa chevelure broussailleuse est maintenue en queue de cheval. L’homme se fond avec le gris de la ville, seuls ses deux yeux, vifs et durs comme de la pierre, sont encore vivants.
L’homme s’accorde un peu de repos avant le soir. La nuit, il demeure sur ses gardes. Il s’allonge sur le banc. Il cale son sac à dos contre lui. Le banc est trop petit, il a les pieds dans le vide. Dos aux passants, il s’endort au son de la voix d’enfant.
L’homme hait les ténèbres, il ne dort pas quand la ville dort. Des horreurs n’ont-elles pas lieu sous la fenêtre des honnêtes gens dont la surdité garantit l’innocence ?
L’homme n’aime plus ni la vie ni ces inconnus qui courent du matin au soir après le travail, l’argent, le sport, les enfants, les courses… Ce flux grouillant feint de l’ignorer, passe d’un pas pressé sans lui jeter un regard. Pour eux, il n’existe pas, au mieux il fait partie du mobilier urbain. Ses propres fantômes sont ses seuls amis. Il a depuis longtemps l’absolue certitude que le bonheur ne se rencontre qu’une seule fois. Il a passé son tour. Le cœur lourd d’amertume, il évite de poser un regard sur le monde. Le monde n’existe que par l’idée que l’on s’en fait, par le regard qu’on lui porte. Dans quel monde vit-on lorsque l’on ne veut plus le voir ?
Parfois, surmontant son amertume, il observe les passants pressés. Il s’étonne de leurs regards de rongeurs apeurés. Il sourit. Il les imagine les un derrière les autres, cherchant à rattraper le joueur de flûte de Hamelin. Vers quel précipice se hâte toute cette assemblée, se demande-t-il, oubliant la précarité de sa propre existence.
Il supporte l’hiver en portant plusieurs couches de vêtements. Il redoute davantage la pluie. L’eau s’immisce partout. Se maintenir au sec est si important, mais si difficile quand on vit dans la rue. Il ne va pas dans le métro. Il refuse les maraudes. Il aime sa solitude. Il ne veut pas de ces aides sans lendemain. Demain, n’existe plus pour lui.
La nuit est tombée. L’homme est assis sur son banc, à côté de son imposant sac à dos. Au-dessus de lui, un lampadaire éteint l’abrite. L’homme parle, agite les mains. La conversation est très animée. Une brume entoure son sac à dos. L’homme tourne la tête vers le brouillard.
— Qu’est-ce que tu connais à la vie ?
— Je la vis au jour le jour sur ton dos.
— C’est moi qui te porte, le froid, la faim, la pluie c’est pour moi. Toi tu arrives toujours quand on est assis, quand tout va bien.
— Tu crois que tout va bien ce soir ? lui lance une voix depuis la brume.
L’homme ne répond pas. Une odeur de détritus passe devant le banc.
— Ça sent bizarre, dit la voix.
L’homme s’adosse au banc. Péniblement, il tente de faire la différence entre ses pensées, ses visions, les voix qu’il entend, les odeurs qui apparaissent, et la réalité si simple de ceux qui courent. Les odeurs changent de nature si soudainement. Son esprit est confus.
La nuit, il peut sentir le mal rôder, se promener dans l’air. Ce n’est pas un effluve, c’est une sensation étrange qui s’immisce, un ressenti effroyable.
Il est deux heures du matin. L’homme est assis sur son banc. Au loin, quatre hommes marchent en titubant. Ils parlent fort, s’apostrophent sans égard, se sentent les rois du monde sous l’effet de l’alcool. Ils sont jeunes et forts. Les quatre compères éméchés avancent d’un pas incertain sur le boulevard. On croirait les frères Dalton échappés de la bande dessinée… La conviction qu’ils mettent dans leurs propos saugrenus est burlesque. Leurs remarques d’ivrogne prêteraient à sourire. L’homme les observe à l’ombre de son réverbère éteint. Il se méfie d’instinct de ces hommes. Il connaît le mal insidieux, omniprésent dans sa vie de misère, il connaît le malheur toujours proche.
Le groupe avance chavirant tantôt à droite, tantôt à gauche, tout en gardant miraculeusement le cap. Une brume entoure le groupe, il disparaît dans ce nuage impromptu. Quatre gros rats agités en émergent, un brun, un roux et deux gris. Le roux est le plus gros, probablement le chef du groupe. Les gaspards sont bruyants. Les éclats de voix ont laissé place à des couinements étranges. Leurs gros yeux noirs, ronds, observent les alentours, leurs moustaches frémissent. Ils lèvent la tête, hument l’air à la recherche d’une odeur appétissante. Les relents nauséabonds se font plus forts dans l’air frais.
Au loin, une jeune fille arrive à vélo. Ses cheveux ondulent légèrement. C’est presque l’automne, l’air est frais. Une vitesse est mal enclenchée, le bruit de la chaîne annonce l’arrivée du vélo. La jeune fille rentre chez elle, ses pensées sont encore tournées vers l’agréable soirée passée avec ses amis. À peine concentrée sur sa conduite, elle ne remarque pas le groupe qu’elle va croiser dans quelques secondes.
Le rat roux regarde au loin, son museau frétille à l’odeur de la fraîcheur qui approche. Il grince des dents en signe de contentement. Il plisse les yeux et savoure pleinement le moment à venir. Il ignore ses compères. Un frisson parcourt son pelage graisseux. Les trois autres rats continuent leurs répugnantes vocalises. La jeune fille arrive à leur hauteur. À son passage, le gros rat la saisit par les cheveux et la fait tomber de vélo. Elle hurle de terreur, veut se dégager, s’enfuir, une griffe de fer la retient. Le reste du groupe un instant saisi par la rapidité et la violence du geste reste figé. Très vite, le museau du rat brun brille de bave, les deux autres gris frétillent devant cette gourmandise à portée de main.
Inamovible, l’homme, assis sur son banc, observe la scène. Ses yeux d’acier percent la nuit. L’homme regarde, immobile, le groupe bousculer la jeune fille. Aucune voiture ne passe, personne n’interviendra. Le vélo gît sur le sol. Le bruit de la roue qui tourne dans le vide se détache. L’homme est impassible, il est en dehors du monde. Ce n’est plus son monde. Il reste indifférent, ce qu’il voit appartient peut-être à ses visions. Il ne sait plus. Il reste à distance.
Les deux rats gris attrapent la jeune fille par les pieds. Elle tombe brutalement à la renverse. Dans un bruit mat, sa tête heurte le sol. Engourdie par le choc, elle ne perd pas conscience. Un liquide visqueux coule dans ses cheveux. Elle appelle à l’aide, personne ne l’entend. Les cris de la jeune fille se transforment en une clameur stridente insupportable. Avec les mains, l’homme se couvre les oreilles.
La jeune fille est plaquée au sol. Un membre rugueux passe sous sa jupe. On lui arrache sa culotte. La panique l’envahit. Elle hurle de plus belle. Elle se contorsionne pour se protéger, se dégager. Ses mains repoussent en vain la masse qui l’écrase. Soudain, un coup de poing s’abat sur son visage et lui ouvre l’arcade sourcilière. Les cris cessent instantanément. Elle est tétanisée, le sang se mêle aux larmes. Elle pense qu’elle va mourir ce soir.
— Tu te laisses faire, tu pourras partir quand on aura fini. Sinon…
Elle suffoque de peur, sa vie ne tient plus qu’à un fil. Tout son corps tremble.
L’homme est sur son banc, à côté de son sac à dos enveloppé d’un brouillard incertain. Leur conversation s’envenime. Il tente de garder une voix basse pour rester dans l’ombre. Passer inaperçu est sa règle de survie. L’homme soupire. Le brouillard qui entoure le sac à dos s’évanouit. Un jeune homme au regard bienveillant apparaît. Il lui ressemble vaguement. Il fixe l’homme assis sur le banc et semble lui dire : « qu’attends-tu ? »
L’homme se résigne, se lève et avance d’un pas traînant vers les quatre lascars. La voix enfantine résonne. Une comptine envahit l’air.
Petit navire qui tourne et vire
Petit navire prends garde à toi
Ou la baleine te mangera…

Sans se précipiter, l’homme saisit un bâton et poursuit son avancée vers le groupe de rats. Le gros roux est sur la jeune fille, les deux gris lui tiennent chacun une jambe et le brun lui bloque les bras. Le gourdin s’abat sur un gris puis sur un second, les couinements fusent. Le roux se tourne, le museau menaçant, luisant de bave. Un rapide coup de massue lui ferme sa gueule répugnante. La douleur inonde son cerveau, il roule sur le côté et lâche un cri perçant. Le brun, plus prudent, s’éloigne.
Les rats se regroupent face à leur adversaire. Ils se tiennent sur leurs pattes arrière en posture de défense. Ils exhibent des dents hideuses. Ils gonflent leur corps pour paraître plus gros et plus grands. Ils poussent des cris affreux. Leur longue queue s’agite, elle a quelque chose du serpent. Leur ventre palpite. Le groupe est électrisé, prêt à l’attaque.
Pour les contrer, l’homme agite son bâton de droite à gauche. Il jette un œil à la jeune fille et désigne d’un rapide signe de tête le vélo gisant au sol. Tremblante, elle se lève, rajuste d’une main les vêtements déchirés, maculés de sang. Les cheveux en bataille, le visage tuméfié, l’un de ses yeux est gonflé, presque fermé. Elle redresse son vélo. Douloureusement, elle jette un dernier regard à l’homme. Elle est incapable de parler. Son cerveau ne fonctionne plus normalement. Elle regrettera longtemps de n’avoir pas pu articuler un mot, merci. L’homme grogne. Elle enfourche son vélo. Les pleurs et le bruit du dérailleur défectueux s’éloignent.
L’homme mouline l’air de son bâton. Le rat roux lance un couinement suraigu, signal de l’attaque. Les quatre rats se jettent sur l’homme. Quelque chose le pénètre brusquement. Il s’effondre, surpris. Une vive douleur lui déchire le ventre. Sa main sur l’abdomen se couvre d’un liquide chaud. Les rats s’affolent et détalent.
L’homme est allongé sur le sol. Il se tourne le visage vers le jeune homme. Il n’y a personne, seul le sac à dos est posé sur le banc. L’homme ferme les yeux.
Petit navire prends garde à toi
Ou la baleine te mangera…

7 commentaires à propos de “#Gestes et usages #08 | Comptines dans la brume”

  1. Oh, la comptine m’a mis à hauteur d’enfance… Alors j’ai lu ce qui se passe pour l’homme et pour la jeune fille avec le regard oblique d’en bas, propre aux enfants paraît-il… Belle expérience, merci !

    • Merci d’avoir lu. Je ne sais pas à quelle distance j’étais. Le personnage m’a été inspiré par un sans domicile que j’ai croisé pendant plusieurs années, il se déplaçait ainsi chargé pendant la journée.

  2. c’est fort
    Dans quel monde vit-on lorsque l’on ne veut plus le voir ?
    merci

  3. Merci Françoise, effectivement la question se pose avec davantage d’acuité quand plus aucune information ne nous échappe, même en se calfeutrant derrière de hautes fenêtres.