gTout roule. De la douceur dans la bulle TGV. On quitte Milan. Echange avec celui qui est assis en face. Sentiment de mission accomplie : adolescents du 93 ayant découvert la Scala, tout plein d’échanges, de notes, de photos prises avec l’iPhone, joie après tous les préparatifs parfois compliqués, ce qu’il a fallu dénouer, mettre en place pour que le projet aboutisse. On se refait le film, réussite, rêverie bercée par le train qui ralentit. Sur la tablette devant moi, mon carnet, mon téléphone. La confiance règne. Turin. Nouveaux voyageurs. Deux hommes hâlés, chemises blanches, cherchent leurs places. Parvenu à notre hauteur, le premier tend au-dessus de ma tablette une feuille de papier blanc, puis poursuite son avancée tandis que le second au passage tape légèrement mon épaule. Je me retourne, surprise. Mon épaule. Le temps de me demander pourquoi en posant aussi la question à mon collègue, les faux voyageurs sont descendus, les portes se sont refermées et c’est reparti. L’étrangeté des deux gestes saute soudain aux yeux, on comprend : mon téléphone a disparu. Diversion parfaitement au point. Je me précipite pour trouver un contrôleur : il est loin, dans un autre wagon. Panique à l’intérieur, le cristal de la plénitude vient de voler en éclats. Je raconte, la voix tremble. Il dit : à Turin, c’est connu. Il y a un réseau de voleurs. Des professionnels. On sait comment ils font. Mais aucune alerte dans la gare. C’est l’Italie. Prévenez votre opérateur si vous arrivez à le joindre. A l’arrivée, portez plainte. Ça peut servir. Le téléphone n’est pas assuré ? Dommage. Bon voyage. Je reviens à ma place, assombrie, remuée, fragile, méconnaissable. Bien sûr le collègue et ami me prête son portable. Opérateur injoignable. Prévenir les proches : ça ne passe pas. Reste à attendre. Le paysage défile mais je ne vois rien. Seules défilent comme autant de coups invisibles les images de tout ce qui a disparu : notes prises, photos, adolescents du 93, mini-vidéos, contacts, enregistrements. Défile le visage de ma mère, sa voix : tu me la sortiras cette photo de toi sur le pont Erzebet, sous la neige : c’est tellement toi. Ton téléphone, c’est bien, mais pense à le sortir de là, ton visage, j’en ai besoin. Oui, bien sûr, je ferai ça, plus tard, quand j’aurai le temps. Or je n’ai rien sauvegardé. A ce moment-là, sauvegarder n’avait rien d’une nécessité criante. A présent : tunnels, serrements de cœur, trop long le voyage. Cruel. J’ai froid. Dépouillée comme dénudée. Et dire qu’il va encore falloir faire des démarches, attendre au commissariat, signer la déposition. Ils ont l’habitude, c’est toujours la même chose, c’est banal. Vous ne retrouverez jamais votre portable. Vous n’aviez pas de données sensibles, confidentielles ? Nous, on va utiliser votre déposition pour suivre la filière. Rassurez-vous, vos contenus ne les intéressent pas. Ils jettent tout ça. Ils reconditionnent les appareils et les remettent sur le marché. En rentrant, la nuit, je pense à ceux qui s’inquiètent parce que je n’ai plus envoyé de message, et me voilà comme vidée, si seule. Vol, viol, on n’est pas loin, juste l’écart d’un « i ». Des inconnus ont jeté mes contenus. Pas de larmes, pas de sang. Pas grave. Il n’y a pas mort d’homme. Encore moins de femme. Les apparences sont sauves. Ils ont réussi leur coup. Ce n’est qu’un objet. Mais moi dans l’objet. Il suffira d’en racheter un autre et on n’en parlera plus.