Nerveux. Ton long corps musculeux s’assoit sur la paille tressée. Grincement de l’assise sous ton poids. Dos bien droit contre le dossier. Tu prends le temps d’écouter le silence. Tu as toujours aimé te lever le premier. La maison encore toute remplie de rêves te rassure. Toute à l’heure, la pièce sera pleine de café frais, de sourires, de petites joues roses encore froissées par un pli de l’oreiller. Le frottement du couteau sur les biscottes, les éclats de rire sont devenus trop bruyants à tes oreilles. Ça n’a pas toujours été le cas. Est-ce à cela que tu penses lorsque tu rouvres les yeux ?
Tu souris à la pièce vide. De grandes veines se gonflent et roulent sous la peau élastique de tes avant-bras lorsque tu te penches en avant pour attraper de tes chaussures de randonnée. L’ampoule au-dessus de la table de la cuisine est restée éteinte. Tu ne peux pas te tromper. Ton pied gauche a marqué l’intérieur de la semelle de son empreinte un peu plus creuse que celle de ton pied droit et tes doigts ont parcouru si souvent les virages de tes lacets n’oubliant pas de serrer un peu plus la cheville droite depuis ce jour où tu t’étais fait cette mauvaise entorse… il n’y a que quelques mètres de silence entre la chaise et ta liberté. Tu les parcours sur la pointe des pieds, sautillant, dans l’idée craintive du bruit exagéré de l’impact de tes talons sur le sol Buste arc-bouté en avant, tu ramasses ton sac toujours posé sur les carreaux de l’entrée, reviens sur quelques pas vers l’évier. D’un pas chassé presque gracieux, tu évites la chaise. Tes mains cherchent à tâtons, sur l’étagère, le paquet d’abricots secs ou d’amandes que tu fourres dans ton sac. Tes pieds restent à la traîne, tes mains les devancent, toujours dans l’optique de ne pas faire le pas. Le pas de trop. Trop bruyant. La nuit dissimule au miroir de l’entrée, le reflet du spectacle quelque peu ridicule de ton corps élancé dans sa démarche de ballerine aux lourdes chaussures de cuir. L’acier de ta gourde que tu remplis sous le robinet heurte d’un tintement sonore la céramique de l’évier. L’eau froide déborde, mouillant ton poignet droit. Tu t’immobilises. Un froissement rompt le silence. Tes lèvres blanchissent. Un instant tu as cru apercevoir sa silhouette fantomatique traînant ses pieds lourds de sommeil entrer dans la cuisine. Et tu te mords les lèvres à imaginer le rond subit de lumière aveuglante et crue sur la toile cirée, puis les pourquoi ? Les encore ? Les reproches qui t’auraient immédiatement fait te rasseoir, les jambes sciées. Tu sais qu’il n’en sera pas différemment ce soir. Il te faudra t’assoir. Tu n’auras pas le choix que d’écouter sa voix rauque, aigrie de la solitude que tu lui imposes. Ce soir. Tu auras toute la nuit pour ruminer ta culpabilité. À cette heure, tu te dis que le jour n’attend pas. Pourquoi fuis-tu ainsi la nuit ? Parcourant sans repos les 100 pas de ta chambre au salon puis du salon à ta chambre, les yeux grands ouverts sur les méandres sans fin de tes insomnies ? Pourquoi fuis-tu la nuit ? Complice fidèle et silencieuse de tes fuites.
Ce matin encore, l’ombre du couloir reste immobile. Tes mâchoires ne se relâchent qu’une fois la clé délicatement tournée dans la serrure. Dehors, il fait tout aussi noir. Le frais ravive le rouge sur tes lèvres marquées d’une empreinte de dents et tes doigts — aussitôt gelés — peinent à remonter la fermeture éclair de ta veste. Tu n’as pas pris le temps de petit déjeuner. Ton estomac vide gémi, et tes poumons en feu crachent des volutes de fumée épaisse. Ton visage s’éclaire d’un large sourire. À tes yeux, rien n’est plus réel que la nuit se préparant au crépuscule. Un profond soupir soulève ta poitrine. Tu inspires plus d’air que le vent ne peut t’en apporter, bombant la poitrine, la tête rejetée en arrière jusqu’à que l’aile de tes narines palpite. L’air habituellement impalpable comme fade, transparent, tièdement nauséabond est à cet instant une matière pleine et tu sens la vie tout entière à l’intérieur de toi. Le romarin du potager est en fleur. Le vent souffle dans ton dos. Sur le toit le coq de métal s’est tourné vers le nord. Tu l’imagines dressé fièrement dans la pénombre c’est le chant du coq du voisin — toujours trop en avance — qui est le signal du départ. Le déséquilibre. Puis le mouvement. Tu expires profondément et ton diaphragme arrondi pousse ton estomac vide et arrondit ton ventre. C’est le nombril qui lance tes pas relié par ce fil invisible sorte de cordon ombilical qui depuis toujours t’appelle à ne pas t’arrêter, a plonger vers l’avant te jetant irrémédiablement dans l’inconnu de ton futur. Tes pieds se mettent en marche sans que tu en aies même conscience. Ils foulent l’herbe du jardin toute craquante de rosé et encore vierge du murmure des grillons qui ne tarderont pas à s’éveiller. Malgré l’épaisse semelle de tes chaussures, tu connais toutes les aspérités secrètes de la terre tremblante sous tes pas. Le portillon grince au bout de l’allée du jardin. Tu ne l’entends pas. Enfin tes pensées s’envolent, courent tantôt devant et tu abandonnes bien vite tes souvenirs en bord de route. Est-ce ce vide que tu recherches et qui rend ton pas si rapide et léger ?
La pente n’attend pas. Raide déjà dans les ruelles sans réverbère du village. Depuis toujours agrippé à cette excroissance, née d’un conflit ancestral des plaques tectoniques. Concept bien trop effrayant pour l’homme qui préféra lui donner le doux nom de montagne. Tu sursautes et t’écartes d’un saut sur le rebord du bitume quand la voiture, moteur toussotant et peinant de toute sa mécanique froide emprunte le premier virage en épingle, ralentissant à peine pour te dépasser et dessinant de ses phares jaunes l’ombre triangulaire et légèrement arquée de tes jambes. Ta cheville droite se rappelle à toi. Cependant tu accélères un peu le pas parce que tu n’as pas envie de traverser le parking de terre battue à l’heure où les premiers touristes déplient leurs jambes endolories, le visage grisâtre des lacets de la route qui ne sait pas faire autrement que serpenter. Timide, coulée de bitume noir, n’osant pas se dresser contre la verticalité sauvage de la montagne. Tout au bout, un panneau mangé par la mousse indique le départ pour le chemin balisé vers le pic, mais aussi le dénivelé et le temps qu’il faudra y consacrer pour l’atteindre. Pour toi, c’est une évidence de partir de bien plus bas, comme un enracinement où doit débuter ton pèlerinage. D’où te vient le besoin de t’imposer cette souffrance ?
Et tu détestes les regards qui s’interrogent sur la traversée du parking en terre battue pourquoi es-tu parti de si bas ? Puisqu’il est convenu de se rendre sur ce parking en voiture et non à pied. Le panneau le prouve puisque c’est après lui seulement que la route prend fin et que l’effort doit commencer. Leurs regards aigus perforants de leur suffisance considèrent tantôt avec amusement tantôt avec incompréhension les milliers de pas que tu t’infliges pour rien. Tu ne supportes pas plus la façon dont ils détaillent tes jambes nues et bronzées aux mollets saillants et déjà chauds d’un delta de veines bleues. Dans le la lumière des phares jaunes, ils commencent par sortir le Thermos chaud de café et doublent leur pantalon d’un collant épais protégeant leurs jambes maigres et blanches, remontent leur polaires jusque sous le menton, et dépliant des paires de grands bâtons télescopiques du coffre de leur 4×4 aux garde-boues immaculés dont les roues ont saccagé les délicats bouquets de digitales pourpres. Ils grelottent, immobiles sur leur jambe frêle, les bras croisés et les mains sous les aisselles. Certains, curieux de comprendre ta logique insensée t’interpellent d’une voix creuse pour t’inviter à partager un café que tu déclines poliment d’un sourire et d’un mouvement de tête. Ils te sont indifférents et puis tu ne saurais pas leur expliquer ce que tu ne peux t’expliquer toi-même. Tu dépasses le panneau de bois sans le regarder. Le sous-bois humide d’une forêt de résineux tu accueilles d’un tapis d’aiguille morte amortissant tes pas, délassant tes hanches. Une nouvelle énergie irrigue ton corps. Tu avances le front haut vers la voûte des arbres ou quelques lumières bleues commencent à percer les branches immenses des pins. Le vert n’est que de courte durée et rapidement le chemin devient rocaille dans un désert de rocaille, abrupt et brusquement décidé à se lancer à l’assaut à la verticale. Tu l’attaques avec courage, la démarche plus hésitante. Tu dois lever haut les genoux et garder les yeux rivés au sol. Le flanc de montagne prend une gîte impressionnante bordée d’abîmes vertigineux. Ton corps n’est plus perpendiculaire au sol et ta hanche droite doit s’abaisser pour que ton pied droit épouse la pente un peu plus bas que le gauche. Parfois une pierre roule sous ta semelle et l’écho interminable de sa chute fait naître une goutte de sueur au coin de ton front. Le soleil est tout à fait levé à présent et tu te laisses aller un instant, les yeux fermés et la pomme des mains tournées vers le ciel bleu clair. Quelques pins ont résisté au minéral, saupoudrés au hasard des vents. Solitaires, le long du sentier, ils te font fête sous leur ombre famélique. Tu empoignes leurs troncs pour te soulager un instant de la gravité et leurs racines affleurantes la roche traverse tout exprès le chemin pour te présenter quelques élégantes marches à la douceur organique. À mi-chemin, l’un des plus anciens abrite au pied de ses racines sinueuses une petite source d’eau translucide et froide. Alors tu t’accroupis et tu restes longtemps à écouter le glissement de l’eau sur les galets ronds que la chute gonfle en torrent qui rugissant en cascade en contrebas. La lumière joue avec l’eau pure. Tu plonges tes deux mains en coupe pour boire goulûment quelques gorgées froides. Tu cèdes à l’envie de vider ta gourde que tu colles sous l’orifice de pierre j’usqu’àsentir le récipient remplit du liquide froid. Alors tu te remets en route et c’est comme si tu commençais à peine ta marche. Sous ta peau la vie est puissante de toute cette mécanique invisible, ce dialogue incessant entre tes muscles qui tour à tour se relâchent pour permettre à leurs égaux de se contracter et actionnant les rouages de la tête ronde coiffée de cartilage blanc de ta hanche. Tu laisses aller tes yeux à la hauteur de la falaise d’une blancheur éblouissante. Crête de pierre découpée au couteau sur fond bleu presque irréel de reflets électriques. Tu es seul. Quelques gros blocs de calcaire t’obligent à faire bifurquer ta route. Détachés de la falaise, il y a bien des siècles, quelques petits arbustes secs se sont risqués à les coloniser.
Tu ralentis sous l’impression subite de te sentir observé. Droit devant, à flanc de falaise, quatre points immobiles. Des chamois, de profil. L’œil rond pupille grande ouverte du plus jeune, les oreilles dressées autour de petites cornes fraîchement poussées au printemps, te détaille un minuscule point noir. Ton ascension lente, maladroite et saccadée te classant d’instinct dans la catégorie des bipèdes. Son bond est le signal d’alarme et les trois autres détalent avec une adresse et un sens de l’équilibre qui te force à l’admiration les deux mains appuyées sur tes hanches pour reprendre ton souffle.
Plus que quelques mètres et tu seras au pied de la falaise. Un passage étroit t’attend. Il te faudra t’avancer dans la fraîcheur de la brèche. Alors, à l’abri des regards du embrassera la roche dure et tirant sur tes bras et cherchant dans la pénombre une saillie de rocher sûre pour tes pieds, tu peineras à te hisser jusqu’à l’immense étendue du plateau. Là tu gouteras enfin au repos de tes muscles endoloris.
À l’horizon d’autres pics d’autre montagne adoucissant leurs pointes par le blanc des névés se noyant dans le blanc des nuages. Le plateau est vaste à peine vallonné de douces courbes ou la vie reprend ses droits. Tu foules avec précaution un tapis étoilé de fleurs délicatement caressées par le vent. Tu suis les signes discrets du chemin emprunté un jour par les hommes. Les cairns à l’équilibre instable et les deux traits bleus presque effacés sur l’affleurement blanc d’une roche. Quelqu’un a décidé de l’emplacement précis du pic. Simple amoncèlement de rochers gris où il a cru bon d’ériger une croix. Tu te laisses tomber sur la pierre, le dos appuyé contre la croix rouillée. Ici au moins, ils n’ont pas osé y suspendre leur christ et son sang et sa peau si fine et rose si fragile qu’elle est déjà grise. Ils n’ont pas osé. Est-ce cela qui te fait frémir lorsque tu rapproches de la falaise pour te pencher au-dessus du vide ?
Et le vertige de la descente t’enivre, toujours trop rapide. Tes genoux craquent bruyamment, le cœur battant dans la combe et la route qui serpente avec au bout la maison. Le frémissement devient frisson. Les nuages noircissent l’horizon. Une goutte de pluie s’écrase sur ton crâne alourdissant ton front et c’est au pas de course les épaules basses et l’échine rabattue par le vent qui se lève que tu te décides à revenir sur tes pas. Tu ne vois même pas les chamois qui observent incrédules, tout ce remue ménage sans bouger à l’abri d’un repli de roche. Ton corps empêtré de son poids qui convulse en ruades les talons en premier et le buste en arrière. Pantin de chiffon qui se tient apeuré à ses liens pour ne pas s’affaisser. Tes pieds s’enfoncent dans les gravats poussiéreux de la combe, réveillant la douleur de ta cheville où pulse ton pouls. Ce soir, bien plus tard, tu entreras à pas feutrés, les muscles délassés les pieds nus sur la moquette épaisse de ma chambre. Légèrement boiteux. Comme convenu je ferais semblant de dormir. Et pour ne pas me réveiller, tu déposeras sur ma table de chevet l’edelweiss. Petite étoile duveteuse dont tu agrippes la tige. Ta main gauche au fond de ta poche. Boussole de ta chute.