Dans quelles circonstances le geste d’ouvrir un livre devient-il un geste professionnel ?
Je travaille avec les livres, je devrais dire que je travaille pour les livres. Je les fais lire, dans mon sac il y a toujours des livres, ils sont mon outil de travail. Sortir un livre d’un sac, l’ouvrir à une page qui n’est jamais marquée mais que je retrouve en le feuilletant, font partie de mes gestes professionnels. Des gestes quotidiens, répétitifs. J’entre dans une salle de classe, je pose mon sac sur la chaise devant le bureau (je ne m’assois jamais dessus), je sors un livre que je pose devant moi, je sors un feutre bleu (d’autres gestes avec le feutre sur le tableau blanc dont il ne sera pas question ici), j’ouvre le livre, je retrouve en quelques instants les pages sur lesquelles on s’est arrêté, je fais ouvrir le livre (parfois le livre dans une salle de classe ne s’ouvre pas de plein gré), je le fais lire, je dis lisez-le ou racontez-moi ou dites-moi comment ça vous parle. Et comment ça rebondit en vous, en nous. Le geste de tenir le livre ouvert et de scruter le texte, on le fait tous ensemble. Trente-huit personnes tiennent un livre ouvert devant elles dans un temps entièrement réservé à la lecture d’un texte. Moment privilégié.
J’ai toujours transporté des livres avec moi, parfois plus qu’il ne fallait. J’ai toujours lu dans les transports en commun. J’ai toujours observé ce que les autres lisaient. J’ai toujours vérifié qu’un livre de poche au moins tenait dans un sac à main. Je ne suis jamais partie en vacances sans les livres. Je reconnais des gestes sacrilèges : je casse la tranche pour une ouverture complète, je souligne (au crayon de papier) et j’écris, je fais parfois entrer de force un ouvrage trop grand dans mon sac. Si j’apporte un livre sur la plage, il est taché de crème solaire, à la piscine il prend l’eau, à la montagne il peut rester seul sur un rocher quelque temps. Je ne couvre pas mes livres d’un plastique, je n’écris pas mon nom dessus. J’ai déjà racheté un livre trop abîmé, un livre qui perdait des pages. Il m’est arrivé de scotcher la couverture d’un livre. Il m’est aussi arrivé de ressentir de la fierté devant mes exemplaires déchiquetés des Fleurs du Mal, des Liaisons dangereuses, des Mémoires d’Hadrien (particulièrement vieux quand je les avais tirés de la bibliothèque familiale). Je me souviens avoir été fascinée par les Poésies en miettes de Rimbaud qu’un professeur de fac feuilletait frénétiquement. Dans mes cours, il est autorisé de maltraiter les livres, le niveau de maltraitance pouvant être dans ce cas significatif de l’absorption d’un plus haut sens. On lit ensemble le crayon (de papier) à la main, on dissèque la langue quand elle résiste, on perce ses secrets. On apprend que lire c’est relire. On décore de post-it pour pouvoir relire en diagonale. Pas moi, j’ai appris avec l’habitude à me repérer visuellement dans un livre. Je m’y repère bien mieux que dans le plan d’une ville. Le livre est un espace familier, le mot est un balisage suffisant. Je n’impose pas d’édition à mes élèves, s’il faut on fait le geste ensemble de feuilleter le livre, on s’exerce au repérage dans la page. On cherche ensemble l’extrait, on traque les indices, on manipule le livre jusqu’à ce qu’il devienne un objet familier.
Le dernier geste est celui de la lecture. J’ai renoncé à faire lire mes élèves à voix haute : la maltraitance de la langue, le massacre des mots, l’avalement des consonnes finales, les voix qui tombent à la fin des phrases (avec le point, il paraît), les galops de lecture pour tout envoyer valser au plus vite sont interdits. La consolation que j’en tire (et la justification) est de montrer l’exemple et de réserver quelques séances laborieuses, en petit effectif, à la mise en bouche des mots.
J’entre en classe, je pose le sac sur la chaise, je reste debout, j’attrape le livre, on le feuillette en silence, on trouve la page, on vérifie le premier mot. Je lis. Je les regarde en lisant. C’est à eux, bientôt. C’est à eux de reprendre le geste de la page, du mot, de la voix, de la langue. Le geste d’une inscription dans le monde, dans les choses, dans l’humain. Le seul qui vaille vraiment.
Dix ans que je lis sur liseuse dans un pays sans librairie francophone. C’est nécessaire, pratique, confortable. Cela me permet d’avoir accès à ce que je souhaite lire au moment où j’en ressens la nécessité. Pourtant je constate, à l’école, comme l’objet livre devient étranger à nos élèves qui sont malhabiles à en tourner les pages et le font facilement tomber devant moi (font-ils tomber leurs téléphones avec la même fréquence?). Je ne suis pas sûr que ces gestes, que vous décrivez si bien, soient remplacés par quelque chose d’équivalent. « Le geste d’une inscription dans le monde, dans les choses, dans l’humain. Le seul qui vaille vraiment. » Vous touchez juste. J’aime beaucoup cette idée et la façon dont vous l’avez amenée.
Merci Pedro pour cette lecture attentive. Quand je passerai à la liseuse, j’examinerai les nouveaux gestes.
Bel hommage à l’objet livre et à son maniement (je fais également partie du club « jamais sans mon-mes livres »).