J’ai récupéré, je ne sais plus comment, un des mouchoirs en tissu de mon père. Il reste au fond d’un bac à linge, depuis des années, car je ne sais pas ce que je dois en faire et où le ranger. Il est beige, à carreaux marrons. C’est un beau spécimen, digne représentant des mouchoirs en tissu. Il est ce qu’on s’imagine être un mouchoir en tissu à carreaux, il est l’image mentale commune du mouchoir en tissu. Mon œil tombe dessus parfois. Il me désole, je le regarde perdu là, je ne sais pas quoi lui dire. Le mouchoir en tissu est une pièce carrée, de 40 cm sur 40 cm, uni ou à carreaux, en coton bien souvent. On le plie en quatre, on le range avec le linge dans les commodes et les armoires, il se lave à 40 ou 60°. Il sert à se moucher, en première intention. On peut aussi y verser des larmes. Qu’est ce qui a été pleuré dans celui-là. On dit qu’emprunter un mouchoir, c’est emprunter les larmes de son propriétaire. Il est à la fois objet intime et couteau suisse, ses usages sont multiples : il étouffe les éternuements, panse les plaies, éponge les sueurs, lustre les chaussures, colmate les narines qui pissent le sang, essuie tout, dépoussière, s’agite pour dire adieu. Se met sur la tête, sur la bouche, autour du bras, autour du cou, se fait chapeau, bâillon, garrot, brassard, signe de ralliement, signal. Soutient nos corps, récupère nos humeurs. Rassure les enfants qui le respirent, le mâchonnent, le tournicotent en suçant leur pouce. Il peut bien plus encore. On dit qu’un enfant qui tiendrait son mouchoir entre ses dents condamnerait un de ses deux parents à la mort. Offrir un mouchoir porte malheur. Le nouer et le ranger dans sa poche éloigne les démons et permet de se rappeler de quelque chose, le déposer sur une chaise avant de s’y asseoir porte chance au jeu de cartes. Trouver un mouchoir par terre est de mauvais augure, tout comme dormir à côté d’un mouchoir noir. Il est intimement lié à son propriétaire qui y dépose son odeur, le parfume, l’offre à l’être aimé qui le respire, alors, les yeux clos, dans un soupir. Longtemps accessoire de l’échange amoureux, on le laissait tomber par terre, dans un geste de séduction faussement désabusé. Aujourd’hui seuls quelques vieux, refusant de vivre avec leur temps, les achètent encore, par correspondance, dans les catalogues des 3 Suisses, La Redoute ou Damart. Celui-là me relie à tous ceux que j’ai connu qui en ont fait usage, le glissant dans leur manche, l’enfouissant dans leur poche. J’assistais à ce spectacle, sans détourner le regard, plutôt fascinée par la main qui fouille dans la poche, qui extirpe difficilement un coin de ce bout de tissu froissé, le déplie lentement, détache les endroits de l’étoffe collés par les trainées de bave d’escargot de la morve sèche, puis une fois qu’un coin propre a été identifié, le colle sur le nez pour le moucher. Seul geste intime que l’on accepte de faire en public. Chacun ayant son style, son geste, son bruit. Certains enfants regardent avec grand intérêt la récolte au creux du mouchoir. La grand-mère s’en sert pour se tamponner délicatement les narines. Elle a toujours le nez humide, quand on l’embrasse, elle colle son petit nez, mouillé comme un museau, sur notre joue. Mais voilà, en 2017, le ministère de la Santé prend les choses en main, publie sur son site web une page intitulée : Geste 3 : se moucher dans un mouchoir à usage unique. Il est fortement recommandé de ne plus l’utiliser, c’est sans appel, l’heure est grave. Les virus vivent plusieurs heures dans le mucus. Le mouchoir en tissu est passé de ringard à dangereux. Geste 3. (Nos gestes numérotés). Une rubrique nous dit « comment faut-il se moucher et que faire ensuite ? ». Que faire ensuite ? Et puis, en bas de page, la rubrique Le saviez-vous ? Le nez produit un litre de mucus par jour (sic). Un litre. De Mucus. Par jour. Qui coule du robinet de nos narines. Puis il est précisé que le mouchoir en papier est vendu à 30 milliards d’exemplaires par an en France (on devrait s’en féliciter ?). Peut-on s’en servir pour pleurer, au moins ? Est-ce que nos larmes aussi sont contaminées ? Combien de litres de larmes par jour, en moyenne ? Comment faut-il pleurer et que faire ensuite ?
Votre texte me plaît beaucoup, je ne connaissais pas le côté obscur du mouchoir en tissu, tout à la fois consolateur et porteur de mauvais présage et j’aime aussi le développement doucement ironique autour du Geste 3.
Merci beaucoup pour votre message Isabelle !
J’ai bien aimé tous les usages du mouchoir, un objet encore utilisé dans ma jeunesse et totalement oublié de nos jours. On prenait le temps de le repasser …
Oui Martine, j’ai pensé aussi au repassage des mouchoirs, pouvant être confié aux enfants…