Un corps droit. Un squelette aligné, avec des courbures naturelles en place, creux du dos et de la nuque, flexible et joyeux. Avec des muscles fins, déliés, des mouvements soutenus et portés, continus, sans à coup. Un ensemble qu’on appelle une petite fille, un corps qu’on remarque, adapté aux attentes, un visage avenant, des cheveux peignés, une politesse sans faille. Un corps accepté. Celui des filles bien, et surtout jolies. Un corps qui se tient droit. Ca doit tenir tout seul, à un moment du moins il faut le croire, puisque sans cesse la fille s’entend dire : Tiens-toi droite – Refrain – Tiens-toi droite – Couplet. Elle connaît la chanson, la gosse, elle la connaît par cœur, le refrain par cœur , et le couplet par cœur. Tiens-toi droite. Elle ne sait pas dire quand ça commence, vers six ans ou sept ans, à l’âge de raison, au moment de mûrir. Tu grandis, tiens toi droite, tu sais lire, tiens toi droite, tu vas seule à vélo, tiens toi droite. Le corps trahit, et ça continue, les cheveux sont comme les lauriers du bois, reste à les ramasser et s’en suivent les doutes. Les histoires sont cruelles, aux filles on coupe les mains, pour des jambes on perd sa voix, pour des frères on se pique aux orties des années durant, pour la curiosité la blessure au doigt est mortelle, on meurt étouffée d’être trop belle. Et les vêtements…les robes sont encombrantes pour qu’elles protègent des pères. Elles signent les identités. Une peau de bête ne suffit pas quand des bottes offrent aux garçons de conquérir le monde. Tous les garçons serrent les dents. Toutes les filles pleurent, se cachent, se dissimulent, attendent d’être révélées. Pour la gosse de six ans qui sait lire, faire du vélo et grandit lentement, la sentence tombe : Tiens toi droite. Rien n’y fait, elle penche, elle est voûte, elle est courbe. Il y a du vrai. Elle pousse mal, elle le voit dans la glace. Il reste à tenter d’obéir. Se tenir bien. Montrer ce qu’elle est : sûre, affirmée, décidée. Elle applique les préceptes, elle marche droit, elle serre les fesses, elle lève le menton. Elle n’oublie pas, elle se tient droite, se tient droite, se tient droite. Le corps s’essouffle, il dévie, il s’enroule de plus belle, semblable à l’escargot, elle a une coquille, lourde et encombrante. Résultat, elle penche. A se redresser, le corps est impuissant, aux ordres de tenir droit il se fige, il oscille, il hésite, os et muscles ne se comprennent pas, les os tirent des muscles qui ne suivent pas, où alors c’est l’inverse. Ça pèse lourd de traîner sa carcasse comme sa maison, car il faut savoir que toujours elle en change. Maison par-ci, maison par-là, toujours à partir, l’enfant baisse les bras, enroule les épaules, et plie la nuque. Elle marche les yeux au sol, elle fixe ses chaussures, elle trébuche. Tiens-toi droite. Regarde devant toi, avance, accélère, ralentis. Elle fait ce qu’on lui dit. Elle ouvre les épaules, elle rentre le ventre, elle avance trois pas. Tout lâche. La balade à l’ennui, le corps va comme il veut, sa poitrine l’encombre, son ventre brûle, un point de côté l’empêche de respirer, les vêtements la contraignent, les pieds tout emmêlés. Il faut les regarder, et les voir avancer, ils butent sur les moindres obstacles, se cognent à un gravier, défient l’équilibre, les bras en moulinets l’enfant saute, se reprend, et évite la chute par une pirouette où elle plonge en avant, se relève en tournant sur elle-même, toupie qui évite le pire. Tiens toi droite, écarte les épaules, lève le bout du nez, ne cligne pas des yeux, donne la main. A observer celles qui se tiennent droites, les filles aux pieds légers, aux chevelures lisses, aux dents bien alignées, celles qui dansent, celles qui catéchisment, celles qui sont droitières, celles qui ne battent pas, qui n’enjambent pas les murets, qui ne crient pas pour rien, qui pleurent à bon escient, celles qui ne griffent pas, soulignent leurs cahiers, récitent toutes les tables, n’arrachent pas les fleurs, elle comprend. Il n’y a aucune leçon à en tirer, sauf à se demander pourquoi être une fille si toujours c’est un reproche, si la perfection est donnée et la légèreté est une qualité indispensable. À quoi bon le dos droit, il y a trop de griefs. Le corps est mécanique, organisation, équilibre, le sien est mal bâti, enrayé, tordu. Tiens-toi droite, relève-toi, défronce les sourcils. Sa coquille est lourde, elle ploie son dos, elle pousse sa tête, elle force l’arrondi des épaules, la gosse maladroite et instable ne cesse de tomber. Ses genoux en témoignent. Elle devrait se calmer, garder la mesure, ne pas foncer sur les obstacles, réfléchir un peu plus, se poser, cesser de virevolter, d’entraîner la chute des verres, des fourchettes, des stylos. Faire attention. Un peu plus attention. Porter aux choses cette attention qui les garde en état, qui garantit leur sécurité, qui offre de s’en servir longtemps. Sur la page, éviter les ratures, les trous dans le papier, l’encre plein sur les doigts et jusque dans la bouche. Écrire proprement. A bout de nerfs, elle convoque la magie, une bonne solution si on s’applique, si on répète les actions et les mots, si on ne les dit à personne, si le secret reste caché. Elle a découvert des façons de gagner, de garder espoir, d’effacer les menaces. Elle se redresse et elle envoie des mots : Petit Dieu du dos, donne moi un dos qui reste droit et la démarche des demoiselles. Elle psalmodie : Petit Dieu du calcul, les tables s’il te plaît. Au Petit Dieu des déménagements, elle ose suggérer : Laisse-moi deux ans dans la même école. Avec les prières, il faut les actes, ramasser trois cailloux, les poser en triangle au coin d’un mur avec dessus des herbes installés en rayons, pianoter sur les herbes, neuf sur chaque pierre, recompter pour être sûre, défaire sans le vouloir le bon ordre de choses, et recommencer. La gosse au corps maltraité mêle dans la même incantation les pierres, les prières et les herbes. A la fin du rituel, son corps escargot galvanisé lui offre un répit, elle se sauve et se met à courir.
Merci Catherine. Beaucoup de tendresse et de force en même temps dans ce texte.
Merci Gilda, du passage et du retour, j’essaie dans ces textes revisités d’enfance de trouver une langue vivante qui dédramatise les choses complexes, et je suis contente que tu y lises de la tendresse, oui vraiment,
Magnifique Catherine. C’est dense, ça danse, et quand ça se penche, ça s’enroule, ça fait spirale, ça se résout, ça repart, rebondit. C’est le corps d’enfance d’une petite fille je reconnais tellement de choses. Et cette voix, que j’imagine celle de la mère, ou de la grand mère, cette voix qui s’abat, qui la bat, prompte à vouloir contrôler le moindre signe de détente, de laisser-aller, comme s’il fallait toujours être aux aguets, comme si…
Merci de la lecture, ça me touche que l’énergie emporte le morceau ! J’écris sans savoir comment ça va aller, je pense que l’extension du texte de 3000 à 6000 signes sans ajouter de « situation » a apporté beaucoup, on avait expérimenté cette façon, l’avais tu faites ? François Bon doit savoir exactement où c’est dans le labyrinthe !
De 3000 à 6000 signes…. je comprends qu’il s’agit de la consigne, que je n’ai pas lue… Pris du retard, depuis la fin d’Enfances, ça m’embête beaucoup… Peut-être que je vais laisser passer ce cycle… Eu du boulot, de gros ennuis, et voilà…
Mais, j’essaierai au moins d’écouter les consignes…
Je suis lente. Les propositions de François Bon me bousculent, je ne peux jamais répondre de façon immédiate. Je ne sais pas encore très bien comment m’organiser…
Oh mon Dieu, ces injonctions faites aux filles ! Jamais au garçons !
C’est en augmentant le texte que j’ai appuyé finalement sur cet aspect, après la litanie des filles des contes coupées en morceau l’image des bottes m’est revenue, la course de la fin en découle. A l’époque ces constructions me passait totalement au dessus la tête même bien redressée, ici j’en ai joué ! Merci Danièle, du passage et du retour.
droite et poing levé ouiiii
Bonjour Catherine !
ça fait du bien de prendre le temps de lire un texte comme celui-ci où, avec fluidité, sont glissées et des références aux contes pour enfants et des références aux rituels que les enfants mettent en place pour éclairer leur chemin.
Merci
« Un ensemble qu’on appelle une petite fille, » ça commence très fort, et les contes cruels comme autant d’injonctions… Connais-tu la BD « L’enfant penchée » de Schuyten et Peters ? Cela n’a pas grand chose à voir, mais ça m’y a fait penser.