# 5 – Dialogue à un seul qui parle
Fournier, la gueule ouverte
Je traverse juste la haie en passant sous le noisetier. Fournier, c’était le voisin. Il habitait une ancienne ferme, avec plusieurs chalets, pierres en bas et bois en haut. Tout est resté en l’état. À deux détails près : l’eau et l’électricité, installés depuis. En 1973, il avait plus urgent à faire. Prémonition ? Le plus grand bâtiment sert d’habitation. En face c’est le pressoir pour les pommes et le stockage des provisions. Sur le côté un peu plus loin en direction de la forêt, le petit mazot, rénové en premier, a servi de bureau à Fournier. Ici aussi, sous-bassement en pierres et haut en bois. C’est par le bois qu’on rentre, trois marches branlantes, un balcon et la grosse porte de planches brutes. Sur la porte, une grande croix à la peinture noire, il faudra que je me renseigne pour savoir ce que ça signifiait. La clé est unique, forgée à la main. Elle mesure plus de vingt centimètres, poids à l’avenant. Solennelle.
À l’intérieur, tout est bois et papier. Parquet, lambris, poutres, étagères. Arbres dehors, bois dedans. Par terre au milieu de la pièce, un petit tapis de coton tissé gros, déposé là depuis, pour éloigner l’effet musée. Livres, cahiers, cartons à dessins, boîtes à archives, crayons, flacons d’encre. Seulement deux petites fenêtres, il faut un moment pour s’adapter à la parcimonie de la lumière ou à la présence de la pénombre. L’odeur est là pour rassurer. Papier, encre, souvenir, un peu de poussière. Et temps.
Et le dialogue ? Personne ne parle dans cette histoire ? Si, mais avec des mots en traits, pas des mots en sons. C’est un dialogue de sourd, un dialogue de muet. À l’épreuve du temps. Dialogue à trois, expéditeur, destinataire et moi, la curieuse d’aujourd’hui. Parce qu’ils sont là, les échanges. Dans l’étagère à droite de la porte, les boîtes à archives datées, classées, nommées. Personnifiées, humanisées. Vivantes. Dialogues écrits, questions, réponses.
« Correspondance Fournier-Cavanna », en strates. Carbone pour l’envoyeur, original à l’encre noire pour le receveur. Cernes alternés, de dimension variable. Une, voire dix pages suivant les saisons, sèches ou prolifiques. Questions, réponses. Fournier ne discutait pas. Il exposait, argumentait, informait, raisonnait. Chez lui les mots et les images sortaient plus facilement, plus clairement et plus définitivement du crayon que de la bouche. Ils étaient posés serrés sur le papier qu’il ne fallait pas gâcher, encore tout imbibés de sa pensée, scellés dans un mortier de réflexion toujours aussi résistant aujourd’hui qu’en 1973. Un bloc, un rempart contre la connerie, un mur, avec juste quelques fenêtres d’humour dessinées pour ne pas trébucher sur le tout-en-noir, la gueule ouverte, dans le journal qui annonçait la fin du monde.
Tous les deux dans leur boîte, ils ont échangé, et encore ils échangent pour la lectrice indiscrète. Le nucléaire, c’était pas simplement « non merci », on en parle sur des pages et des pages, sur tous les aspects, matière première, sécurité, déchets, rassemblements d’opposants… Pas de bouche à oreille, mais de main à œil. Qu’importe, pourvu que les mots montent au cerveau. C’est un dialogue à un seul qui parle, un seul à la fois, écoute attentive et réfléchie, aidée par les délais de la poste. Par l’écrit, on échange sans interrompre, on laisse le temps de formuler, de choisir le mot, de remettre de l’ordre dans les idées, de les laisser se dérouler jusqu’au bout. Stylos différents, mise en page différente, parfois écrit plus gros, plus petit, plus serré, plus lisible ou moins, souligné, écrit dans l’autre sens, dans la marge, ajouts, notes en bas de page, ratures. Tout est intonation. Dialogue écrit, à un seul qui parle, en attendant la réponse de l’autre. Par écrit.