Les souvenirs me sont devenus des réminiscences venues d’un autre monde, comme des réalités qui ne m’appartiennent pas et que j’essaie de ressaisir avec la désespérance d’un noyé qui lutte pour rester à la surface, mais qui se noie quand même, ces souvenirs me sont aussi étrangers que ceux d’un autre, les émotions d’autrefois semblent avoir été ressenties par une autre que moi, et me sont désormais presque inconnaissables, et les poser sur le papier comporte aussi peu de fiabilité que ce qu’un archéologue peut concevoir de la vie d’hommes disparus depuis des âges infinis, qu’il se contente de déduire de ruines exhumées à la pelle et dépoussiérés au pinceau, hypothèses et déductions, rêveries confrontées aux vestiges; alors je déblaie à grandes pelletées les brumes de cet autre moi d’autrefois, et je recherche les ruines d’un temps qui m’a peut-être appartenu, et je souffle sur les grains de poussière pour tenter de déceler ce qui fut mon présent; et ce qui surgit d’abord c’est ce à quoi on ne prête pas attention, soutien de nos pieds aveugles qui ne s’étonnent jamais de la platitude du sol sous eux, ne se demandent pas qui a arasé ce sol, qui a posé ces dalles, qui a patiemment rempli les joints entre les carreaux pour assurer l’indispensable horizontalité; alors l’enfant se recrée des reliefs et des dangers, et les motifs et les couleurs deviennent gouffres et montagnes, si tu marches ailleurs que sur les carreaux blancs tu seras mangé par les crocodiles, quand je suis sur le plancher, je suis intouchable; et sur ce sol bien plat, bien lisse, on se figure des dangers d’enfant et des aventures de livres, des pirates et des abîmes, des îles sanctuaires, des espaces à parcourir entre des planètes, des grottes et des jetées, car le sol plat, lisse, immobile, est maternel, il est là, et on a l’impression qu’il sera toujours là, et on ne conçoit sa fragilité que le jour où il se révèle défaillant, quand il s’effrite, s’effondre, devient cahoteux et embourbe le pied, ou quand tout simplement il disparaît, car alors on trébuche, on tombe, en perdant ses repères et tout ce que l’on croyait intangible; et l’horizon est paternel, quête d’ailleurs par définition inaccessibles, rêves d’idéaux à conquérir; ainsi je n’ai pas le souvenir de mes premiers sols rencontrés, car il me semble que le sol pour moi a toujours été marché, parcouru, il a toujours été transition; alors ce qui compte dans le sol, finalement, ne serait-ce pas la façon dont on le foule? Ces sols bitumés de banlieue parisienne, béton, gravier, dalles encastrées en compositions inégales que l’on gravit et dévale, déclinaisons de gris entrain de s’abîmer, et la vipère surgie au détour d’un trottoir que mon père écrasa d’un coup de talon alors qu’elle crevait déjà, vaincue par la ville; ce sont les sols de vacances, et surtout les aiguilles de pin dans le sable, le sable noirâtre mêlé de terre des cordons de forêt vendéenne, le long du littoral, troués de cratères qu’impriment les chevaux de promenade, dont la présence était confirmée çà et là par des amas de crottin qui nous arrachaient aux enfants que nous étions des pouah de dégoût surjoués, ou bien les autres aiguilles de pin, celles qui formaient des dessins géométriques dans le sable jaune et lumineux du sud-ouest, associées à l’air sec et aux sautillements brûlants pour rejoindre sa serviette de plage, puis ce sont d’autres voyages, d’autres sols parcourus, des sols exotiques emportés par la boue des moussons, des sols rendus mouvants par les tempêtes, des sols de cafés standardisés que l’on retrouve identiques d’un bout à l’autre du monde, et que l’on touche pourtant avec le soulagement de retrouver un peu de familiarité au milieu de toute l’étrangeté de l’ailleurs, des sols historiques, qui nous donnent la sensation de mettre notre pied dans l’empreinte d’un grand homme,