Tous les jeudi je quitte ma campagne en bout de ligne pour rejoindre la capitale par le Rer A, un cordon que je ne me résous pas à couper complètement avec ma vie d’avant dans laquelle le centre jetait ces lieux en périphérie.
Ce parcours que j’emprunte depuis bientôt dix ans, m’aspire au ventre de Paris en un sens, de l’autre m’exhale aux champs.
C’est à Nanterre que la magie opère, là, après une pause de quelques minutes, comme un recueillement, le train sort de terre ou y rentre selon la direction que l’on prend.
Nous sommes tous là, comme à un rendez-vous, personnages de lisière, usagers du transport en commun, le Grand Paris qui palpite au rythme de l’asphalte rongeant la terre des faubourgs, un flux cytoplasmique.
On s’approprie les lieux comme on habite sa maison, des places habituelles, je suis toujours assise dans le sens de la marche, un rituel d’occupation de l’espace peau de chagrin à mesure que l’on se dirige vers la ville, ou à l’inverse, comme une libération, les corps se lèvent abandonnant au mien un territoire parfois dévasté par une présence troublante que je m’efforce d’oublier.
Sauf lorsque je presse du doigt l’écran de mon portable pour voler discrètement ce qui s’est révélé à mes yeux, à mon retour je transfère les photographies prises sur mon ordinateur où elles vont s’accumuler dans des dossiers ordonnées géographiquement par l’algorithme mouchard.
Je n’efface rien, là aussi, peur que se volatilise l’émotion, la preuve que cela a été, lorsque la mise en mot ne suffit pas à dire, mais je n’imprime pas pour autant.
Dans ma galerie les images forment un rébus dont je suis bien en mal de trouver la signification parfois, perdue par ma focale absurde de collectionnite aiguë.
C’est le centre de mon monde, ce voyage, une digestion laborieuse de ce qui m’a conduit là où je suis, sur la rive.
Chaque fois je m’assure de la justesse de mon choix de quitter la compagnie des hommes pour celle des bêtes lesquelles sont soigneusement parquées sur l’écran également, ronde colorée par le calendrier, sur fond bleu l’hiver, orange ou jaune l’été, vert la plupart du temps.
Je fais partie de ceux qui capturent à tout va, le plus souvent sans faire le point, simple vérification que « Le lien est » déjà là, entre toutes choses. je possède un cabinet de curiosités dont je perds l’usage à mesure que j’en écris l’inventaire, une conquête de l’infranchissable barrière des corps, des énigmes à résoudre.
Celui-ci qui porte le livre comme un masque d’une main et de l’autre capture son portrait, le titre en guise de nez, téléphone tendu au dessus de sa tête.
Malheureusement l’image m’apparaît dans le reflet de la vitre embuée et sombre, les lettres sont inversées, j’ai dû savoir le titre, je me souviens l’avoir décrypté, il s’est perdu dans ma mémoire, seul le bandeau rouge signalant qu’il s’agissait d’une œuvre primée a survécu.
Quel prix ? Je ne sais, le jeune homme arborait un sourire que l’on pourrait qualifier de fier, peut-être à cause des dents qui apparaissaient entre ses lèvres, ou parce qu’il en était l’auteur ?
Celle-là, svelte blonde au joues creusées de larmes qui persistent à couler, sans quelle n’esquisse un geste pour les retenir ou les essuyer, elle se balance sur le quai sans lâcher le téléphone qu’elle tient collé à son oreille. Juste au dessus d’elle, pendu au plafond bas de la gare flotte l’effigie dégonflée d’une reine des neiges, ou une autre princesse bleue, j’aime particulièrement cette photo, une femme qui pleure et je ne saurai jamais pourquoi.
Une mère de famille bardée d’enfants, au point que l’on se surprend à les compter, puis les recompter, oublier qu’ils sont là, vociférant leur babil comme un ressac, pour ne conserver d’elle que le haut de son crane, une coiffure de tresses brillantes, son front contre la vitre, l’anneau doré de sa créole.
Une brochette de filles rom qui partent bosser en bande, celle du milieu porte un pull à peluche blanc siglé d’un grand M doré scintillant de sequins qui palpitent au rythme de ses seins.
Je prends ! Mon voisin surprend mon geste mais tourne la tête, ses écouteurs me hurlent « Je vois tes vices, je suis pas fou, negro ma cagoule a aussi des trous ».
C’était à Achère-ville, m’indique l’information sur le fichier, au-dessus du cimetière je me précise, où les morts après les vaches voient défiler les trains, lorsque je tente plus tard de trouver le nom de l’artiste auteur de cette chanson.
Ici c’est une vidéo, conversation entre affairés, à La Défense la mode reprend son droit l’espace de quelques stations, sur l’image la chaussure est italienne, un cuir souple donnant au pied un air fin que son propriétaire n’a pas, avec en fond sonore, le roulis qui mange un propos dont je ne parviens toujours pas à comprendre la teneur, c’est ma langue maternelle pourtant.
Sur cette autre on se pousse pour descendre l’escalier au bas duquel un homme à genoux empiète sur le passage à gauche, de beaucoup, puisqu’il tient devant lui un bol et une pancarte indiquant qu’il a faim. Je suis parvenue par alchimie à en capturer l’essentiel, je peux désormais prouver qu’il est vrai que l’instinct est grégaire.
Dans la ville, en apnée de profondeur, je veille à ne pas perdre mon âme dans la masse informe, tenue debout par la force centrifuge de chairs compactées, je choisis de tourner le regard vers l’extérieur.
Cela me donne à voir des visages flous derrière la vitre, grimaçant leur dégout telles les figures accrochées au tympan des église, damnés livrés à la voracité de démons velus, l’ange ici bas est à débusquer au prix d’un regard sur sa singularité.
Et quand la lumière des plafonniers s’éteint entre deux stations dans le tunnel noir, les cœurs battent plus fort au point que l’on perçoit dans le silence immobile et soudain, la palpitation du vivant.