Et la foule alors, l’idée de foule dans ce qu’elle charrie. Foule qui emplit les gares ou les aéroports, foule du flot humain qui s’engouffre le matin dans les tunnels de lumière jaune qui relient la Gare Centrale à la ville. Un flot large qu’il lui arrivait de remonter à contre-courant. Comme dans ce rêve qu’elle réitère deux fois avec insistance, au cours de la même nuit. Elle remonte le flot d’un fleuve étroit ou d’une piscine, ellle nage à contre-courant. Elle y va courageusement, elle ménage son énergie. Elle ne passe pas en force, elle remonte simplement le courant comme le saumon un jour remonte le fleuve pour retrouver les eaux douces qui l’ont vu naître.
Ou alors ce serait la foule éparse dans la gare de Munich, Hauptbahnhof, où elle passait ses dimanches après-midi désoeuvrés au début des années quatre-vingt. Une foule fluide, éparpillée en grappes, des groupes, des individus, le visage levé vers le grand panneau des arrivées et des départs, attentifs au cliquetis métallique des plaquettes noires qui défilent à toute allure avec les chiffres et les lettres quand tout cela n’était pas numérique. Ou le regard porté au loin de ceux qui rejoignent en toute hâte les quais. Ce mouvement subi, toujours inattendu, ce déplacement dans toutes les gares lorsqu’on annonce que le train à destination d’une grande ville est à quai. Le flux, le flot des passagers à l’arrivée, et comment alors elle suit le courant et se laisse porter, emporter par la foule et le roulement allègre des valises sur le revêtement de béton. L’odeur de la foule de la gare de Munich les dimanche après-midi d’automne dans les années quatre-vingt. Odeurs de la foule ou de la gare. Effluves du métro, cette odeur si particulière de poussière sèche qui vous saisit de l’intérieur de la terre par laquelle vous savez que vous êtes dans telle ou telle ville.
Ou encore l’immense foule d’Oktober Fest qui se tenait en septembre. Le champ de foire se situait au-delà de la gare, une vaste plaine à ciel ouvert, vide et morne le reste de l’année. Et cette foule d’hommes avec leurs étranges culottes de cuir brun retenues par des bretelles garnies de petits edelweiss brodés, un chapeau en feutre vert sur la tête, et les femmes habillées de la robe traditionnelle bavaroise, rose ou bleue, à lignes ou à petits carreaux vichy, avec dessous une blouse blanche bordée de dentelle qui soulèvait généreusement les seins. Le bruit monstrueux de ces foules attablées et assoiffées qui brandissaient, on se demande par quelle force du bras, d’immenses et lourdes pintes de bière. Un litre de bière tenu à bout de bras et les voix qui hurlent. Clameur sourde de la foule, la même qui vous saisit lorsque vous traversez l’Englischer Garten qui suit le cours de la ville et de la rivière Isar sur près de quinze kilomètres et qu’au détour d’un chemin de terre, derrière un bouquet d’arbres, vous approchez d’un Biergarten.
Quand elle quittait Marienplatz avec ses faux airs de gothique reconstruit, quand elle avait traversé l’Odeonsplatz et que tournant le dos au joli jardin géométrique du Hofgarten, elle observait la Ludwigstrasse et les arcades de la Feldhernhalle au fond de la place, elle ne pouvait se départir de l’idée que ces lieux aujourd’hui vastes et élégants, avaient abrité les plus prestigieux défilés des armées nazies. L’architecture de la place et de l’avenue, la disposition de ces lieux vides aujourd’hui avaient été conçus pour permettre le défilé de cette foule organisée et de ces marches inéluctables et menaçantes.