Fenêtres du temps

Fenêtres du temps


Elle voit encore ses petites mains, accrochées aux barreaux de la porte-fenêtre de la cuisine. C’est une balustrade branlante qui donne dans le vide. Il ne faut pas s’accouder à son appui de bois, elle est descellée, on peut le vérifier en poussant légèrement la balustrade, alors on voit jouer dans le mur, le gros clou qui tient le chambranle. Vu sa taille à cette époque, elle serait bien incapable d’accéder à cet appui, elle se contente d’agripper avec circonspection les barreaux. La cuisine est petite et allongée, c’est la seule fenêtre, elle doit rester ouverte pour les odeurs de cuisine, les vapeurs du repassage, la chaleur des fers reposant sur les foyers de la cuisinière.


Le chambranle est de bois, c’est une fenêtre carrée de la largeur de son lit. Il est collé contre, à l’horizontal. Elle n’y accède que couchée. Le jour, par l’embrasure, elle y contemple les nuages et la nuit, les étoiles. L’été, elle ouvre grand ! Il faut descendre un peu dans le lit pour laisser place à la vitre contre laquelle elle va déplacer le traversin. Là, en contact direct avec le ciel, elle profite encore mieux de la visite familière de l’avion de vingt-deux heures douze. Il n’est pas toujours ponctuel. Elle l’attend, elle l’entend arriver, elle voit ses phares de loin ; enfin, par la fenêtre, il fait sa royale entrée, couchée dans son lit, elle baigne dans la lumière et le rugissement des turbines. C’est Versailles ! dirait sa mère à propos de la débauche de lumière dans la chambre, ce serait Beethoven pour la musique. Dès qu’il s’éloigne, elle s’endort mais parfois elle dort déjà quand il arrive, il la réveille alors. Ou bien parfois elle ne l’entend que de loin passer dans son rêve.


De la taille d’une porte, elle est articulée sur trois vantaux, encadrés de fer. On peut l’ouvrir par quartier ou entièrement en repliant les vantaux l’un sur l’autre. Ouverte, au cinquième étage, la fenêtre donne sur un vide dont on est protégé par une barrière en fer forgé, sur la ville en contrebas, jusqu’à l’avenue de la Victoire et, plus proches, sur les chambres d’un hôtel dont on voit les clients vaquer, souvent nus, à leurs affaires intimes. La nuit, la fenêtre est sanglante à cause de l’enseigne du cinéma l’Escurial qui clignote rouge sur la paroi de l’immeuble.


Elles l’avaient ouverte dans la salle de classe de l’institution Notre-Dame à Besançon, c’était l’année du bac, il faisait chaud, elles étaient toutes deux assises côte à côte. La fenêtre très haute avec des montants de bois peints en gris, étalait devant elles la frontière de sa vitre, légèrement poussiéreuse. Le verre était si épais qu‘elles n’entendaient plus rien. En une seconde, elles s’étaient coupé du monde, du reste de la classe, de la prof qui s’agitait. Évadées, elles avaient quitté la réalité et contemplaient le ciel en toute sérénité. Ça n’a duré qu‘un instant mais c’est resté gravé.

C’est une fenêtre rectangulaire divisée en six petits carreaux par des traverses de bois. Dans la lame d’air du double vitrage, les araignées se sont infiltrées, elles ont tissé leurs toiles, quelques bêtes les pattes en l’air ont racorni dans un coin. Au sommet, le store de métal est en partie remonté, les lamelles souvent poussiéreuses entassées l’une sur l’autre. Sur le côté pend le double fil de l’enrouleur. Une bougie est posée sur l’appui, elle l’allume quand il fait sombre, la flamme alors se reflète dans la vitre. De cette fenêtre on voit le champ, les envols de pies mais la nuit de son lit, elle ne voit que les frondaisons et la lune parfois. On a l’impression de dormir en forêt.

A propos de Lorette Andersen

A exercé différents métiers : ethnologue, comédienne, ouvrière, éducatrice petite enfance, institutrice, animatrice d’ateliers d’écriture, formée par Elisabeth Bing, auprès d'enfants, de parents, de conteuses. Actuellement conteuse, de contes traditionnels, légendes contemporaines, récits de vie, menteries et sornettes!