Prélavage la scène tourne lentement dans le tambour des impressions des sensations que la mémoire rechigne à lâcher qu’elle garde en éternels non-dit non-su non-déclaré que s’est-il passé exactement on trempe on baigne ainsi le linge sale pour tenter de détacher une marque de plus que lors du cycle précédent récent le cycle précédent car la scène tourne ainsi souvent le programme avance d’un cran le premier bain s’évacue un compartiment s’ouvre et arrive mêlée à une eau propre une mousse qui fait rideau on ne voit plus rien la machine tourne ballotte les faits dans un sens dans un autre les faits rassemblent un il et un elle inadéquats un homme une enfant un père sa fille sa main à lui cherche se glisse s’immisce écarte le tissu pour trouver la peau le brassage change de sens la mousse afflue au hublot sa main à lui plonge dans des zones chaudes où c’est l’innocence qu’il lessive elle huit ans peut-être neuf cette mémoire qui n’est pas précise a fermé les yeux elle joue il le lui a assuré on joue on ne dit rien on garde cela pour nous ce n’est qu’un jeu et il n’est rien qu’à nous rien que pour nous surtout ne rien dire la scène tourne à rebours maintenant dévide et rembobine elle devenue femme a tellement tenté de la capturer et le fait encore aujourd’hui elle en est usée désabusée l’autre la mère ne doit rien savoir c’est mieux ainsi si elle savait elle n’aimerait pas elle serait fâchée peut-être et gâcherait leurs moments lui le père l’assure elle le croit à huit ans la parole d’un père est celle d’un géant peut-être neuf ans il l’embrasse pour lui ouvrir les yeux lui son père comme son prince le prince qu’elle attend le tambour tourne plus vite on ne reconnaît plus les pièces de linge elles se tordent de déforment deviennent fantasmatiques comment saurait-elle elle qui joue avec son papa et garde bien le secret que c’est un royaume malsain dont on lui ouvre les portes l’eau de rinçage arrive en cascade elle abonde elle respire elle cherche à favoriser l’oubli déploie de l’adoucissant ce n’est rien rien de grave quand le linge sera sec il sentira bon le programmateur aborde le dernier quartier de sa course le tambour vibre de plus en plus vite à présent les mots de l’enfant ont affleuré à la surface malgré la recommandation réitérée de se taire la fillette a raconté la mère a frémi s’est désemparée liquéfiée amenuisée rabougrie lui le père son prince dès qu’il l’a pu a dit à l’enfant qu’elle avait été trop bavarde il l’avait prévenue le secret devait rester absolu il l’aimait sa petite fille de huit ans ou neuf peut-être dix quel âge exactement n’étaient-ils pas bien ensemble le tambour tambourine c’est le point culminant de l’essorage comment a-t-il pu avec sa propre fille la mère s’est mise à pleurer souvent beaucoup de chaudes larmes qu’elle a partagées avec sa fille sa petite fille devenue grande sa grande fille de quinze ans ou peut-être seize victimes toutes les deux du même ennemi rampant et intime et elle la mère s’est appuyée de toutes ses forces sur l’enfant femme en devenir en faisant d’elle sa raison de vivre son espérance et sa fenêtre sur le monde.
J’ai été epoustouflee par le début avec la machine à laver, si bien que je suis revenue à la première ligne pour me le relire ce début génial il fallait y penser une telle metaphore pour les scènes les souvenirs et bing la suite quand la main écarte le tissu… Sa fenêtre sur le monde… Quel texte ! Et tout cela dans la fascination d’un hublot où tout tourne au-dedans. Merci, Elisabeth.
Et merci à vous pour ce commentaire. Le hublot s’est imposé … les mystères de l’écriture. J’aime assez ces propositions qui arrivent vite et pour lesquelles le temps de réflexion est finalement assez réduit.
Très fort cette lessive et ce qu’elle permet de raconter sans tomber dans le pathos et sur un sujet pareil, c’est un exploit, je me dis qu’il pourrait encore en être rajouté côté lessive, aller jusqu’au bout de cette terreur ménagère parce qu’il se passe quelque chose de très fort qui n’est pas que la situation évoquée !