Rue de la Duée, Paris 20ème
Tu te lèves d’entre les morts. Mur en briques sous les larges fenêtres de l’école recouvert de peintures d’animaux. En longueur, du sol aux fenêtres. Il y a ici de ces résurrections. C’est l’espace qui détermine le dessin. La surface, un dialogue avec elle. Les jeux ne sont pas encore faits. Ce qui se passe entre vous, personne ne peut le connaître ni le comprendre, pas directement en tout cas. Question de temps. Mince bande sous les fenêtres de l’école, zone invisible jusqu’à présent, invisible par sa banalité discrète. Des enfants ont peint un paysage désertique parsemé d’arbres chétifs. Avant toi. Un jaguar, son pelage jaune parcourus de fines tâches noires. Assis il semble observer le paysage désertique. Tout recommence. Tu vas recouvrir cette peinture. C’est ce qui a attiré ton attention, tu ne cherches pas à effacer l’œuvre des autres. Ce qui compte, c’est ce qui se passe derrière. Ce n’est qu’un prétexte, un trompe-l’œil. La ville se présente de la même façon. Ton travail artistique est urbain. Aucun jalon ici ni point de repère qui permettent de conserver le sens des proportions. Rien de prémédité dans ton geste. Tu inventes la ville. Et même lorsque ta peinture s’efface avec le temps, il en reste toujours une infime trace, un témoignage indirect. Sa mémoire. L’essentiel, pour rendre visible cet invisible, c’est de montrer une forme. Sans la forme, il n’y a rien. La silhouette d’un animal préhistorique. Tu tâtonnes, tu cherches, mais quoi ? Tu n’en sais trop rien. Cela ne porte aucun nom. L’envie de creuser plus loin, d’entrer dans la forme devant toi. Un large cercle au milieu de la bête, rond noir comme un trou. Quelque chose qui serait comme ce tout premier repaire, ce mouvement à peine ébauché. Ce n’est pas abstrait. Dans l’état où l’on est quand on cherche un mot. Comme un trou qui se fait qu’il faut combler. Tu t’y plonges, t’y replies. À l’intérieur de son ventre, un homme les genoux repliés contre sa poitrine en position fœtale, son cordon ombilical le relie à la bête.
50 et 50 bis Boulevard Richard Lenoir, Paris 11ème
Ce qui attire ton attention en ville est toujours différent. Un dialogue avec la ville. Elle te parle et tu écoutes la ville. Nous ne la regardons plus depuis longtemps. Ces deux corps de bâtiments accolés, maisons de ville de deux étages aux allures de maisons de province. Abandonnés depuis de nombreuses années, elles se détériorent à vue d’œil. Sur le boulevard c’est un des rares endroits sans immeuble. Vestige d’un temps ancien. L’alignement des fenêtres de ces deux bâtisses. La figure d’un corps découpé, allongé, gisant. Les cadres de porte, les cases d’une bande dessinée contraignent le corps à s’inscrire dans ses limites, ce qui te rappelle le corps d’Alice coincé dans la maison tentant de s’en échapper en passant la tête par la fenêtre. Ces deux bâtisses seront détruites quelques années plus tard, remplacées par un immeuble d’habitations aux décrochés astucieux en formes de cubes et fenêtres avançant sur la rue, modernes chiens-assis. Sur la terrasse, au-dessus du quatrième étage, il y aura de magnifiques jardins privatifs. On aperçoit depuis la rue les arbustes qui dépassent de la balustrade en verre. Sur le côté une grille métallique tente de dissimuler le retrait créé avec l’immeuble voisin, un arbuste a poussé là et s’est glissé au travers du semis qui clairsèment la paroi rigide. Le visage en arrière, le cri qui s’en échappe. Cet effort incroyable pour tenter de s’échapper de cette profusion de biens inutiles, accumulation de produits technologiques, domestiques, machines à laver, téléphones portables, horloges, voitures, enceintes, papier toilettes, lunettes de soleil, jeux vidéo, ordinateurs, télévisions, bijoux, médicaments, chaussures, fourchettes, casques audio… Ces lieux qu’on voit évoluer au fil du temps, on enregistre presque malgré nous leurs moindres transformations. La ville est un palimpseste. Un souvenir dans un lieu et cet endroit restera marqué de son empreinte. Sur l’une des portes, tu avais écrit : Ne plus en pouvoir (d’achat). Sur la devanture d’une petite bâtisse coincée entre deux immeubles, cette figure dont le corps est constitué d’une accumulation de déchets ouvre grand la bouche. Pour respirer ou pour crier ? Sur l’immense mur en brique apparente de l’immeuble qui jouxte la bâtisse à droite, on ne la remarque pas tout de suite, un artiste à représenté une grue toute en longueur, l’oiseau effilé semble vouloir atteindre le ciel avec son bec allongé. Le lieu raconte une histoire, dans l’accumulation de ses strates temporelles, mais ces histoires prennent sens dans l’espace, en situation, encore une fois. Dans leur durée, elles interrogent le temps de la ville, sa durée. Sa permanence. En écho à celle de l’art. Qu’est-ce qu’un art qui s’inscrit dans le temps sans s’inscrire dans l’histoire ? qui parle de la ville sans s’inscrire dans la ville ?
150 Boulevard Vincent Auriol, Paris 13ème
Comme souvent c’est un travail qui se répète. Un lieu évolue, en marchant en ville on invente la ville, on la voit sous des angles différents, sa forme change sous les multiples points de vue qui s’accumulent au fil du temps. Tu passes par les mêmes endroits, empruntes les mêmes chemins. Ce bâtiment est un ancien foyer africain. Les foyers ont été créés à la fin des années 60 dans le but de fournir un logement aux travailleurs célibataires immigrés peu fortunés. Une solution provisoire. Les fenêtres du rez-de-chaussée de l’immeuble en briques ont été murées par d’imposants parpaings qui remplissent et ferment entièrement les cadres. Sur les deux fenêtres à gauche de l’entrée, une tête peinte en noir. Tout commence par une tête tranchée, décapitée, un visage sombre, allongé, l’œil ouvert. Au niveau du crâne, selon le contour de ce qui pourrait ressembler à un nuage, tu as laissé le mur peint en beige et le parpaing apparent. Un trou dans cette tête. Vide vite rempli de corps enchevêtrés les uns sur les autres qui cherchent vainement le sommeil. Une coupe du cerveau, un amas de corps entremêlés. Il y a encore des gens qui ne comprennent pas le message. Dans les faits, presque tous les travailleurs célibataires immigrés vivent toute la durée de leur séjour en France jusqu’à leur retraite et leur retour au pays. Mais aujourd’hui, les places manquent et les demandeurs sont très nombreux sur listes d’attente. Qu’est-ce qui a changé quelques semaines plus tard ? Sur place et tu as poursuivi ton travail, la peinture avait été effacée. Une autre à la place. Par dessus la précédente. Une plus grande. Des deux côtés de la porte d’entrée blindée avec de lourds montants métalliques. Deux têtes se font face mais le visage légèrement en arrière, les yeux au ciel, sans se regarder directement. Leur bouche laissent échapper un arbre dont les nombreuses branches se rejoignent au-dessus de la porte, dans un désordre de tiges entremêlées. Le foyer se voulait un lieu communautaire, convivial, reconstitué comme un village. La cantine, tenue par des femmes africaines qui habitaient ailleurs, était ouverte à tout le monde, du matin au soir. La réalité était bien sûr très différente. Une chambre de quatre mètres sur trois pour deux personnes hors de prix. Ces arbres qui s’extirpent de leur bouche forment d’étranges phylactères pour se rejoindre au niveau de la porte d’entrée et de la parabole accrochée au-dessus. L’arbre à palabres, tout un symbole. Et ce message écrit à la peinture noire dans la pénombre du passage couvert à l’arrière de l’immeuble : Ne demandez jamais votre chemin à quelqu’un qui le connaît, vous risqueriez de ne pas vous perdre. Le passage est désormais fermé. L’ancien foyer Africain transformé en résidence universitaire.
Bonjour, j’aimerais bien discuter avec vous bientôt : aurelien.marty at alolise.org
Je trouve votre démarche intéressante.
Aurélien
Bonjour Aurélien, ce sera avec grand plaisir, vous pouvez m’écrire via mon site contact at liminaire.fr A très bientôt. Pierre