Elle est assise sur le banc face à la mer. Elle a les jambes trop courtes. Elle les balance dans le vide. Elle fixe les pavés jaunes de la digue. Elle voudrait que Miette soit avec elle. Elle est leur seule enfant. Elle n’a personne pour jouer. Elle se raconte des histoires. Dans sa tête il y a plein d’enfants qui lui demandent pour jouer. Elle n’a pas entendu la question posée par sa mère. Elle lui fait répéter. Elle était partie ailleurs. Elle est tirée par la main qui emprisonne la sienne. Ses pieds touchent brutalement les pavés jaunes et ça crissent sous les semelles de ses chaussures. Elle demande si Miette pourra les rejoindre bientôt. Elle écrit face à la mer. Elle a laissé le chien à Rachel. Elle lui a laissé des instructions. Elle ne reste qu’une semaine pas plus. Sans elle le chien refuse de se nourrir. Elle rentrera mercredi pour ne pas rater son rendez-vous hebdomadaire. Elle retrouve Odile en ville. Elle l’a connue au pensionnat. Des années qu’elle est sa meilleure amie. Elle l’est restée, malgré le drame qui l’a frappé. D’autres se seraient éloignés. Odile est figée dans le malheur. Même si elle vient manger des gâteaux dans le plus chic de salon de thé de Liège. Elle a acheté des cartes postales. La première qu’elle choisit dans la série sera pour Odile. Sur chacune elle écrit un texte différent. Elle utilise un Bic qu’elle transporte dans son sac. Elle écrit d’une grande écriture sans hésitation. Les lettres majuscules avec les boucles qui s’écrivent toutes rondes, malgré les mouvements rapides et brusques. Elle regarde passer les gens, quand elle en a assez de lire. Elle a toujours un livre dans son sac. Elle relit Guerre et paix. Elle se demande si le chien accepte de manger. Elle tape à la machine un texte qui se refuse. Elle a l’idée de rassembler ici des elle différents comme papillons disparates épinglés dans un cadre de verre. Elle veut qu’elles apparaissent dans ce texte comme elles se présentent dans un de ses trois livres, au détour d’une page. Elle tient à ce que pas une n’écrase l’autre. Elle veillera à sauvegarder entre leur présence un certain équilibre, illusion d’équité restaurée quand l’une à tant dominer l’autre. Elle pense au terme emprise. Elle tourne autour de ce mot. Elle le regarde imprimé sur l’écran depuis le cliquetis de ses doigts. Elle est assise en face. Elle est à part. Elle n’a aucune appartenance familiale. Elle a froid. Elle se lève pour poser une main sur le radiateur. Elle se rassied dans son fauteuil. Elle écoute. Elle prête son temps par tranche de 45 minutes et son oreille aussi. Elle est personnage de l’ombre, même dans le premier livre. Elle n’est la mère de personne. Elle passe. Elle est destinée à être de passage. Elle laisse dans son sillage présence comme une incarnation de quelque chose qui manquait dans le corps assis en face. Elle se lève. Elle ouvre la porte au chat qui veut sortir. Elle a acheté une maison dans le sud pour le jour où ils prendront leur retraite. Son mari y fait des travaux d’embellissement en attendant de pouvoir y vivre. Elle n’a jamais assez chaud. Elle déteste les hivers du Jura. Elle met son cabinet en location. Elle part à la retraite. Elle quitte la maison et le jardin avec la mare et les carpes goy. Elle retrouve dans la nouvelle maison la chaleur d’Oran, là où elle est née, la ville qu’ils ont dû quitter. Elle laisse à ses patients des mots ressources. Elle s’appuie sur eux. Les mots prêtés, elle peut les emporter. Les mots dits par elle en face, elle les a achetés. Elle a posé quatre billets de 20 € dans la paume de sa main. Elle est debout. Elle attend un autre rendez-vous. Elle emporte aussi d’autres mots. Des mots qui ne lui appartiennent pas. Elle vole un peu de son histoire. Elle les retrouve dans son livre. Elle se demande si elle a le droit. Elle nie sa responsabilité. Ils se sont mis là tous seuls, comme s’ils avaient rebondi d’une histoire à l’autre. Elle n’a rien prémédité. Elle tape sur le clavier mauve bercée par le martèlement énervé sans jamais regarder ce qu’elle écrit. C’est pour ça. Elle n’écrit plus à la main, parce qu’elle a tout le temps de voir les mots qui se posent un à un. Elle écrit d’une écriture affirmée avec des majuscules à boucles rondes qui mangent l’interligne, débordent, revendiquent, quand en elle tout est éteint. Elle écrit de cette écriture mensongère jusqu’à la fin. Elle est assise dans le fauteuil. Elle occupe presque tout le livre, étale sa vie du début à la fin, depuis la petite fille qu’elle a été avec de longues nattes blondes, l’épouse de Georges, la mère de deux garçons, grand-mère aussi. Elle a écrasé tous les autres. Elle est assise dans le fauteuil. Il est pour elle à présent. Elle occupe la place qu’il a bien fallu lui laisser, la meilleure, parce que c’est la seule bien en face de la télévision dans le bureau à la moquette verte. Parce que c’est plus facile pour la faire se lever. Elle s’accroche, des deux mains, elle s’agrippe aux deux mains tendues qui la tirent sur ses jambes. Elle bascule debout. Elle s’accroche. Au téton foncé. Elle se le fourre jusqu’à la glotte. Elle est née de dix jours. Elle ferme les paupières, bercée par le bruit de succion. Elle n’apparaît nulle part. Elle vient juste de naître. Elle est l’arrière-petite-fille de celle d’avant. Elle n’a qu’un début d’histoire, pas de quoi tenir entre deux pages, pas même en dédicace. Elle trace sur l’enveloppe des lettres majuscules pour les noms propres. Elle a une grande famille. Elle a eu quatre enfants. Elle a connu deux guerres. Elle n’oubliera personne. Elle sait toujours quoi écrire, quelque chose de différent pour chacun et même s’il n’y a rien à raconter, elle trouvera. Elle décrira la mer, le ciel ou les fleurs, ce qu’elle a devant elle. Elle fait pareil quand elle peint. Elle a un seul objectif et elle s’y tient dans tous les domaines. Elle ne relève que le beau. Elle sait trouver les phrases à écrire, les formules de politesse aussi, les mots pour dire la compassion ou les remerciements. Elle apprend à faire des rédactions à l’enfant. Elle lui a déjà appris à lire et à compter. Parce que c’est son métier. Elle écrit ses cartes postales face à la mer. Elle dit j’ai eu une belle vie. Elle entend face à l’amer, chaque fois qu’elle écrit ses mots-là. Elle ne maîtrise pas ce qu’elle entend dans sa tête. Elle se sert des mêmes mots qui lui ont été appris, mais une fois écrits, ils se sont teintés d’amer. Elle est présente dans ses trois livres, mais au milieu des autres, avec le statut particulier de l’auteur. Elle saute d’un rôle à l’autre, de personnage elle peut devenir celle qui écrit. Elle n’apparaît dans aucun des trois livres. Elle a bien tenté une percée dans le texte sur les portes qui n’est repris nulle part. Elle a épousé Lou. Ils vivent dans la maison des parents au tout dernier étage. Elle déménage, mais c’est juste pour l’appartement à côté, aménagé au-dessus de l’ancien atelier de menuiserie. Elle est laborantine, puis maîtresse pour les tout-petits. Elle est le portrait de sa mère. Elle porte le même prénom. Elle l’orthographie différemment. Elle l’a raccourci en supprimant les lettres inutiles. Sur le faire-part de décès, on a noté son prénom de l’état civil. Un prénom qui n’est pas le sien. Elle n’est plus là pour rectifier. Un peu comme si ce n’était pas elle, la morte. Comme si c’était sa mère là à mourir une deuxième fois. Elle est assise sur un banc face à la mer, sa main emprisonnée dans celle de sa mère qui n’écrit pas, qui n’aime pas écrire, pas comme son amie. Elle s’ennuie. Elle voudrait se lever, courir. Elle reste assise pour tranquilliser sa mère. Elle est malade. Elle ne l’oublie pas. Ils n’ont pas besoin de mots pour le lui rappeler. Elle pense à son lapin blanc et aux mensonges qu’on lui a racontés pour qu’elle ne soit pas triste. Elle balance ses jambes blanches dans le vide. Elle regarde les pavés jaunes en dessous. Elle lève les yeux au ciel, suit la progression des nuages poussés par le vent. Elle se demande si son lapin s’y est fait un terrier ou si comme dieu il est devenu invisible à cause du blanc sur blanc. Elle pense à tout ce qu’on lui raconte et qu’elle fait semblant de croire. Elle n’a plus que quelques jours à vivre. Cela personne n’aurait pu le lui dire. Personne n’aurait pu l’imaginer. Elle l’imagine bien et elle l’écrit. Et quand elle la place dans son livre numéro trois, c’est un peu comme la faire mourir une deuxième fois.
elle écrit face à la mer, elle fait le tour du ciel et de la terre … si comme Dieu à cause du blanc sur blanc… c’est elle et une autre elle, c’est le temps .. c’est beau et tremblant
ces vies, avec ces petits moments qui viennent des profondeurs et disent tout
Simplement merci pour la sensibilité de ce texte.