C’est un dimanche en fin de matinée, dans ton premier appartement de la rue Lully, près de l’Opéra. Des prostituées travaillent dans la quartier, pas encore chassées loin du centre. Quelques jours plus tôt, j’avais cru pouvoir boire un café au comptoir après mes heures de ménage dans l’agence de voyage de la rue Beauveau. Il devait être six heures du matin. Je devais être en jean, chaussée de ces souliers plats lacés que nous portions alors. Un lourdaud m’avait demandé l'enveloppe
pour faire rire les premiers clients. Une des femmes venue faire une pause après sa nuit de travail avait élevé la voix, m’avait protégée de la salve de rires. J’avais bu mon café et nous avions échangé elle et moi un sourire. J’avais vu ses rides fines sous le bleu agressif des paupières peintes, j’avais senti sa force. Tu prépares quelque chose pour le déjeuner. Les fenêtres sont ouvertes. Je ferme mon livre et je m’apprête à te dire, te raconter ce que je crois être une anecdote, une historiette, la dernière histoire de macho à qui on a claqué le beignet. Tu sais avant hier…et puis non. J’allais dire dans mon langage faussement affranchi de l’époque qu’une pute m’avait aidée à boire un café tranquille au comptoir. Tu pestes contre les grumeaux la sauce blanche qui ne prend pas.
Tu voulais me parler de quelque chose? J’ai des yeux dans le dos , tu viens de poser ton bouquin.
Dans l’odeur de farine brûlée et les bruits de freins de la rue l’image de la femme aux paupières bleues glisse va rejoindre d’autres mots qui ne viendront que bien plus tard à la surface, dans un autre temps de notre histoire, quand j’aurai tant perdu que parler sera plus facile.