Les yeux re-fermés dans l’espace frais de la chambre, un claquement de mules sur les dalles, Jacqueline va ouvrir les rideaux, les fenêtres, irruption de la lumière et de l’air où s’éveille la tiédeur, la dernière debout dans son lit agite les barreaux, un déplacement d’air, j’ouvre les yeux sur un pan de la robe de chambre rouge de Maman et je les referme, la tendresse de sa voix, la peur de cette couleur violente.
La voix du vieillard qui salue le soleil, roulé-boulé sur le lit, je me retrouve à plat-ventre, les yeux sur le Pelvoux qui envahit tout l’espace de ma petite fenêtre, je baille au jour qui vient.
La voix d’A. depuis son lit m’ordonne d’ouvrir les volets, je grogne, je reçois un tissu quelconque sur la tête, elle se lève, fait trois pas, s’appuie sur mes jambes pour se pencher en avant, pousse les volets, rit, les referme presque, un matelot était debout de l’autre côté du saut de loup… un exercice ?
Le bruit du loquet que l’on ferme de l’autre côté de la porte, je suis prisonnière de la chambre le temps qu’elle ou lui se douche… plaisir de cette excuse, je pousse un peu le vase d’ajoncs posé dans la profonde embrasure du fenestron, je m’accoude, je penche mes yeux du haut de la tour vers la marée haute qui baigne la terrasse derrière le manoir, en humant à en perdre souffle cet air étrange.
Des bruits de chariots dans le couloir, je renonce à lutter pour trouver le sommeil, je regarde la beauté du ciel qui se lève sur les toits, je cherche un peu, retrouve des repères, m’accroche, très loin, dans la liquidité pâle de la lumière, sur le dôme des Invalides, j’attends.
L’orage faiblit sur Port-Cros, je ne peux plus supporter l’emprise glacée de mon sac à viande, je gueule, ça grogne dans le carré, je m’extraie comme peux de ma couchette-cercueil, les pieds au sec et frissonnante je vais m’asseoir sur les marches de la descente, je dis « le bateau, oui, il est aussi beau que l’île mais les coffres ne sont pas étanches », le café chauffe, le pain est mou et légèrement salé, on prépare l’appareillage dans l’humidité si épaisse qu’on n’y voit rien, mon père, un ami, doivent rejoindre leurs postes à terre.
Mon esprit s’est battu toute la nuit avec ce qu’il pouvait deviner de cette journée comme de tant d’autres, et le drap est humide de pleurs rentrés. Je regarde un moment les volutes de fonte du garde-corps, le vieux rideau déchiré, je prend mon élan pour un jour de travail et j’injurie la radio ce qui me met de bonne humeur.
Troisième réveil dans le silence de la grande maison, le ciel de l’aube pâle et fragile dans la lucarne, pieds sur les planches je vais vers elle, bataille pour l’ouvrir, attrape le sac posé à terre, la boite de cigarillos, mon briquet, penchée bras et tête à l’extérieur au dessus du jardin qui commence à se dessiner je tire une bouffée, j’écrase le cigarillo sur la pierre, je sens la vie qui dort sous moi, avec un sentiment de culpabilité plein de tendresse, j’attends que la cendre soit froide, je souffle dessus, je me retourne vers le panier rond posé sur la grosse poutre transversale et ses minuscules fleurs peintes, je me recouche.
J’ouvre les yeux sur les fusils à pierre et les deux masques au mur au dessus de la bibliothèque basse, le bois blond des colonnes, la collection de Revue des deux mondes et les œuvres de Sade – ai essayé, ai baillé, plus encore que devant Bergson – je ramasse à terre le cahier de mémoires de mon grand-père, je vais le ranger parmi les autres dans le haut rayonnage à côté de la fenêtre, je bataille en vain pour que le store de bambou se relève en restant droit, du bruit dans le couloir, la salle de bains est libre.
L’impression de flotter, la fatigue qui reprend possession mais le sentiment que ce n’est plus de même que… la main qui tâtonne, ne trouve rien, j’ouvre les yeux, un mur, je tourne la tête, oui c’est vrai, premier jour dans ce qui sera l’antre, la vie sans fardeau, Avignon.
image © Brigitte Célérier – Avignon
Plaisir non dissimulé à vous lire…
merci
Quel plaisir
Bon j’apprends ce qui te met de bonne humeur 😉 Belle suite d’éveils, on est avec toi !
merci Philippe, merci Marlen (j’allais profiter de mon petit temps d’attente pour aller te lire… en glissant vite je t’ai repérée)
Cette manière tellement sensible de s’éveiller au monde… Merci de nous initier !
je pense que c’est instinctif et plus ou moins bien négocié (par moi assez mal) cette chute chaque fois dans le monde.