Il était de couleur bleu foncé avec de petites touches blanches branché à une prise dissimulée quelque part sous le grand buffet en bois de cerisier. Dans ce lieu de passage entre la cuisine et la salle à manger, je passais devant tout le temps sans jamais m’y attarder, sans en comprendre encore l’utilité. C’était toujours elle qui décrochait. Il sonnait parfois le dimanche en fin d’après-midi et je la surprenais alors en pleine conversation, animée, enthousiaste, bavarde et me demandais à qui elle pouvait bien parler ainsi, elle, si taciturne, si secrète d’ordinaire. Je passai, repassai, tentai d’en savoir plus, d’attirer son attention, d’épier des bribes de paroles, d’attraper au vol ses rires issus de ce monde qui m’était étranger. Elle avait une autre vie en dehors de moi, c’était cela que je ruminais, une vie avant, dont j’ignorais le contenu et jusqu’à l’existence. Elle avait une famille, des frères, des sœurs, une mère, un beau-père que je ne connaissais pas, qui n’étaient que des noms, quelques visages sur des photos. Et là, ce dimanche, la voilà qui discutait avec l’un d’entre eux qu’elle ne voyait pourtant jamais comme si elle ne l’avait jamais quitté. Je faisais du bruit pour que ça s’arrête, pour qu’elle me revienne. Je voulais qu’elle partage avec moi, je voulais participer, être de la fête. C’était ma mère et je me trouvais soudain exclue de son monde. Ma mère qui me parlait à peine, ne me racontait rien, jamais, de sa vie, d’elle, de son histoire, elle, si réservée, devenait tout d’un coup une autre. Parfois elle déniait me passer le combiné un bref instant pour saluer, cette femme, cet homme, qui n’étaient pour moi que des voix, lointaines, qui faisaient mine de s’intéresser, s’adressaient à moi comme à une demeurée et promettaient une rencontre prochaine qui n’arrivait jamais. Puis très vite, elle reprenait le combiné et le replaçait à son oreille, la droite, celle avec laquelle elle entendait le mieux. Demandait des nouvelles de mémère, de pépère, du grand frère, du petit frère, du beau-frère. Parfois elle prenait un ton moins enjoué, un frémissement dans la voix, murmurait des bouts de phrases que je n’entendais pas, trop occupée à jouer ici ou là. Elle se plaignait, regrettait, projetait, maniait des mots qui m’étaient inconnus. Je ressentais sa nostalgie, sa souffrance d’être séparée, le manque, le chagrin. Mon père était absent, elle en profitait pour se déverser. Je tâchais de ne pas y prêter trop d’attention, d’oublier très vite ce déversement douloureux à mes oreilles. Je comprenais que je ne lui suffisais pas, que je ne savais et ne saurais jamais la combler, qu’elle était malheureuse et je n’avais rien vu. Et j’avais peur soudain. Allait-elle partir, me quitter un jour sans prévenir ? Alors je la pressais de revenir à moi, de me regarder à nouveau, m’accrochais à sa jambe, parlais en même temps qu’elle. Elle s’agaçait, me repoussait gentiment d’un revers de manche tel un parasite indésirable sans même poser ses yeux sur moi et maintenait tant bien que mal le fil de sa conversation qu’elle ne voulait couper pour rien au monde. Elle avait bien une vie avant moi, en dehors de moi et en aurait une autre après, j’en étais certaine à présent, ce n’était plus qu’une question de jours. J’avais envie de lui arracher l’objet maudit des mains, de couper le fil avec ses ciseaux de couture et de tout balancer dans la rue. Au lieu de cela, la tête basse, je capitulais, partais jouer ailleurs, seule avec mon angoisse, et commençais à la détester.
C’est un moment plein de vie qui s’offre à lire. Tellement fluide comme la vie qui va avec quelques fortes accroches.
Détester sans rien se dire 😉
bravo
Merci Louise et François Duport pour vos commentaires attentifs!