Certes il fut remplacé immédiatement. Les usagers ne furent pas lésés. Et le jeune homme qui maintenant fait sa tournée les importune. Il n’y peut rien – croit-il – il sent bien qu’ils attendent son retour, malgré leur gentillesse, malgré leur curiosité à son égard. Le petit facteur a disparu du paysage quotidien trop brutalement pour qu’ils restent indifférents. Qui peut dire quelque chose de sensé sur sa disparition ? Il faut peut-être préciser que les jours la précédant il avait inquiété pas mal de monde par son comportement inhabituel. Il avait décroché de son visage le sourire avenant, marque de sa relation aux autres. Le geste était devenu brusque et maladroit, énervé, il enfourchait son vélo comme un cow-boy sur un cheval récalcitrant et pédalait avec une sorte de rage très mal contenue. Même Rose n’avait pu le dérider, elle n’avait eu droit en réponse à ses inquiétudes qu’à une espèce de râle guttural sans jamais croiser son regard. Elle en avait fait part à Alexandre que ça n’intéressait pas plus que ça, il n’avait jamais beaucoup apprécié le petit facteur même si celui-ci lui avait rendu quelques menus services. Bien sûr il y a de cela bien longtemps maintenant… une trentaine d’années … peut-être un peu moins … mais guère. Il y avait dans l’attitude empressée du petit facteur quelque chose de dérangeant. Un je-ne-sais-quoi qu’Alexandre n’arrivait pas à définir mais qui le mettait mal à l’aise. A l’époque il s’était demandé s’il n’éprouvait pas quelque jalousie malsaine à cause de cet empressement réciproque qu’ils mettaient lui et Rose à se voir quotidiennement. Il s’était vite rassuré quant à celui de Rose mais le malaise avait perduré. Il faut dire que Rose était une jeune fille très belle et elle portait dans son regard vert de gris une éternelle mélancolie qui agissait comme un aimant. Le petit facteur ne s’y était pas trompé. Il avait commencé ses investigations avec elle… et Maud… au début… au tout début… La première lettre… celle de Maud… une lettre d’amour… l’autre lettre… celle de Rose… une lettre de regrets… une longue lettre de regrets… son père… elle lui manque… pourquoi être partie si loin ? Comme une fuite… avec cet homme ? Elle est si jeune… Il voulait qu’elle fasse des études… qu’elle découvre le monde… pourquoi s’enfermer dans le mariage ? Bien sûr il n’était pas parfait en tant que père… mais qu’a-t-il fait qui la pousse à cet éloignement ? Est-ce une façon de le punir ? C’est là qu’il faut préciser que Rose, à l’âge de dix ans, avait perdu sa mère, comme on dit. Elle était morte. Un choix radical qui n’avait pas tenu compte de l’existence de l’enfant. De toute façon elle n’en avait jamais tenu compte, elle n’en voulait pas de cette enfant mais elle ne voulait pas non plus avorter, par conviction religieuse. Elle était peintre et passait son temps dans l’atelier où elle se retirait du matin au soir.
Extrait de la nouvelle Rose et Alexandre écrite par le petit facteur
Rose a grandi auprès de son père. Il lui demandait de laisser la mère tranquille… qu’elle se réparait comme ça. Se réparer de quoi ? Elle l’apprendrait plus tard. Quand elle serait en âge de comprendre certaines choses… avait dit son père quelques années plus tôt tandis qu’elle lui demandait pourquoi sa mère ne l’aimait pas… il le lui avait promis. Et il a tenu sa promesse quand elle a eu quinze ans
« Quand j’ai rencontré ta mère, elle était enceinte de toi. Mais ça tu le sais déjà. On t’a déjà dit que ta mère ne connaissait pas le nom de ton père biologique parce qu’elle ne l’avait vu qu’une seule et unique fois. Ce qu’on ne t’a pas dit et qui n’est pas facile à dire ni à entendre c’est que ta mère s’est fait violer. Elle s’est fait violer lors des manifestations d’allégresse qui ont accompagnées la libération de la France. »
La plongée en arrière m’a embarquée. Finesse du trait, fluidité, strates de récits. Quelle exploration. Le personnage de la mère en désamour me touche. Le petit facteur aussi. Merci Claudine.
Merci Nolwenn pour cette lecture généreuse. En effet je prends plaisir à découvrir mes personnages par petites touches au gré des consignes et qu’ils soient touchants m’encourage à continuer… Le chantier est vaste
Merci beaucoup pour cette lecture de si bon matin, c’est très touchant.