On a écrit à mon propos. Moi qui suis la discrète. Celle qui ne dit que quelques mots. On s’est permise de raconter ma vie, on s’est permise de dire les étages, on s’est permise de montrer la cuisine, on s’est permise d’évoquer les oiseaux. On a du Caire une vision si parcellaire, si incomplète… et on prétend mettre la ville à toutes les sauces ! On se débat avec la difficulté alors on écoute la fille de Hortense qui y est professeur, les amis italiens qui y ont passé deux ans, cette journaliste qui y était correspondante, et cet ami égyptien vivant en France, quel tableau incomplet, quelle illusion ! Qui croira à cette ville entrevue ?
Et ce voyage en Corée, qui croira qu’il a eu lieu. J’ai fait le voyage de la Corée, seulement situer mon histoire dans la province de la maison des fleurs, on n’y est pas arrivée, on n’a pas réussi à m’y emmener de force, on n’a pas réussi à m’y rejoindre et à s’y installer, alors on a inventé cette destination que je ne connais pas et dont on ne sait rien. Quelques images, quelques vidéos, quelques impressions lues ici ou là suffisent à camper des scènes dans des hôtels, dans des rues, sur des chemins côtiers, dans les nuits étoilées de la mer de Chine, lire des recettes de cuisine a suffi à me faire manger des nourritures inconnues, visionner des actualités a suffi à me faire vivre des faits divers tragiques, et s’inspirer de qu’on sait des peuples décimés a suffit à me laisser croire, du plus fort de mon cœur, que la tradition des Enya, les femmes sirènes qui pêchent les ormeaux et sifflent en remontant à la surface pour avertir les autres que tout va bien, pourra continuer. Tout est trop crédible, tout est trop précis. Qui, dans cette histoire, croira aux circonstances rocambolesques du choix de Jeju do pour situer une rencontre qui n’a pas eu lieu ? On raconte que cherchant à situer cette fiction sur une île autour de la Corée — dans un souci de garder la maîtrise de la zone à explorer — on aurait choisi celle-là purement par hasard car elle était premièrement suffisamment près des côtes, deuxièmement à l’opposé de Séoul, troisièmement dans la mer dont on s’est dit aussitôt que jamais on ne la verrait ni ne prononcerait son nom. Un choix basé sur la conjonction géographique, la forme de l’île, la distance des côtes, et la vision de la carte, un choix si merveilleusement tombé sur Jeju Do ! Et voilà qu’on m’y fait passer des semaines à être vue, observée, aimée aussi, oui aimée, sans que je dise un mot car on ne sait pas me faire parler, je suis muette dans ma propre histoire, quasiment muette. Comment va- t-on boucler tout ça ? Comment va-t-on finir ? Ou cela va-t-il nous mener ? On le sait, dit-on, mais rien n’est sûr, ça dépend de moi paraît-il, comment ? pourquoi ? Cette histoire me transforme, je ne suis plus moi- même, je change imperceptiblement, on s’en inquiète, et puis… on avance. À cela s’ajoute la personnification qu’on a décidé de s’attribuer, on lui donné le nom de Maja. Pauvre Maja… elle est totalement fictive, elle n’a pas son mot à dire, elle se débat comme elle peut avec ce qui la mène, on s’obstine à lui donner des scènes, à lui faire jouer un rôle, c’est incommode pour elle et pour moi. Je dois dire que je m’y attache pourtant, et depuis peu elle semble prendre quelques initiatives, elle tente de s’échapper du paradoxe d’être quelqu’un et de n’être personne. Tout cela est un peu confus pour l’instant, on prétend que chaque chose aura sa place avant l’hiver, je n’en crois rien, on serait soudain capable de construire toute une cohérence après tant d’hésitations ? En respectant ou défaisant les règles ? En étant insomniaque ou à moitié endormie ? Laissez-moi douter. Ce doute est à moi et à moi-seule, c’est mon seul bien dans ce livre, le doute et mon silence. La personne bien intentionnée qui m’a prévenue que j’étais désormais épinglée dans une histoire qui n’est qu’en partie la mienne et de moins en moins aurait dû se taire. Je ne savais rien, j’étais moi-même dans la vie et un peu Jane par moment ailleurs, je ne souffrais pas. Il me faut maintenant être et ne pas être Jane. Je ne sais pas si je saurai le faire, je ne sais pas si cela à le moindre intérêt. On m’a mise en colère et rendue triste, j’en veux à l’amie bavarde, et cette colère et cette tristesse sont trop récentes pour que j’en conclue quoique ce soit. On a le droit de m’inscrire dans la fiction mais a-t-on le droit d’y autopsier mon ascenseur ?
C’est étrange le sentiment qui reste après avoir lu ce 10 bis, comme ouvrir un volet (avant on est dans l’ombre, mettons que c’est le matin très tôt) et d’un seul coup volets ouverts, et tout le travail du paysage s’étend sous la fenêtre (la Corée, les chemins côtiers, la forme de l’île), on veut tirer le rideau et voir mieux, on sent (on sait ?) que « chaque chose aura sa place ». L’appel de ce qui se dit est là (et nous, on veut voir encore mieux et plus).
En fait ça aide à y voir plus clair dans ton projet… en tout cas, moi ça m’aide…
d’abord tu écris : « qui croira à cette ville entrevue ? « , la question est clairement posé de la cohérence et de la progression du texte.
Finalement une sorte de recul proposé là sur ce que tu as produit jusqu’à maintenant.
Et puis quelque chose qui me paraît important : « Cette histoire me transforme, je ne suis plus moi- même, je change imperceptiblement… »