#anthologie #07 | cette solitude-là

Souvent, le mercredi soir, lorsque je rentre fourbu à la maison, je n’allume pas le plafonnier de la cuisine. Je préfère traverser la pièce pour parvenir jusqu’au piano et appuyer sur le bouton de l’éclairage de la hotte. À cet instant précis, une sensation de bien-être m’envahit. Cette lumière, tombant doucement sur les fourneaux, semble bien plus chaleureuse que celle du plafonnier. Peut-on à bon droit nommer chaleureuse une lumière ? Si elle est nommée ainsi, c’est qu’elle en évoque d’autres, en d’autres temps. Aussi loin que je puisse me rappeler, je n’ai jamais eu de goût pour les éclairages trop crus, trop violents. Je leur ai toujours préféré ce que l’on nomme les éclairages tamisés. Une petite lampe posée dans un coin de pièce, installée sur un guéridon ou une commode, et tout de suite, on peut se croire dans une intimité avec soi-même et les lieux. J’aurais certainement apprécié vivre à une époque sans électricité, toute emplie de pénombre avec des îlots de lumière rassurants. Je l’ai fait d’ailleurs. Parfois, il m’arrive de me dire que je n’en ai pas suffisamment profité. Je n’ai pris aucune note de ces moments si particuliers qui préparent l’écriture, lorsque l’agitation du monde et de la famille reflue pour laisser place à une forme d’inquiétude, la seule véritable quiétude que je connaisse. À ces moments, l’attention flotte et se pose sur les lumières, sur une ambiance, sans vraiment rien distinguer ou analyser. On se sent glisser peu à peu, entraîné vers un non-lieu regroupant toute une foule de lieux dans lesquels on a vécu, en rêve, probablement autant qu’en réalité. En outre n’est-il pas pertinent de penser que l’on regarde tout cela et soi-même à travers un prisme. Je ne savais pas du tout comment aborder la proposition d’écriture de ce jour. Je reviens tout juste de Lyon où j’ai assisté à un spectacle de chansons à texte dans l’amphithéâtre des Trois Gaules. Ce fut une bien étrange soirée, un spectacle en plein air, en premier lieu parce que nous nous apprêtions à essuyer la pluie qui n’est finalement pas venue. En voyant les amis chanter, je ne les reconnaissais plus. Leur son si bien posé et sans micro m’étonne encore. Ainsi, on connaît les gens depuis des années et il suffit d’une sorte d’entre-deux atmosphérique pour les redécouvrir dans une éclaircie. L’orgue de Barbarie débitait sa musique de jazz et eux chantaient, clamaient, déclamaient, et nous, spectateurs, battions très sincèrement des mains. Cela me fait penser à ces cérémonies où les danseurs s’affublent de costumes et de masques, incarnent un personnage mythique et, au bout du compte, le deviennent. Ils le deviennent parce qu’à cet instant précis, nous ne disposons d’aucune preuve tangible pour nous assurer qu’ils ne le sont pas. La lumière déclina doucement, d’autres lueurs artificielles prirent le relais, le spectacle battait son plein quand un ange tendit une plume à un de mes amis qui semblait passer par là par hasard. « Si tu trouves quelqu’un qui croit à ton histoire, alors le monde entier ne sera plus jamais triste », disait le texte, et aussi bien sûr si l’on accepte le fait qu’il s’agisse d’une plume d’ange. J’avais prêté mon sweat à P qui était venue ici bras nus. Je l’ai vue repartir seule un peu plus tard, elle avait une bonne avance, peut-être deux ou trois cents mètres et, en la voyant marcher dans les rues en pente, elle ne se réduirait bientôt plus qu’à une petite tâche claire, sautillante, et j’ai eu comme un flash, une poupée cabossée, presque désarticulée. Le bleu de la nuit l’avala vers la rue Sainte-Catherine, tandis que nous obliquions vers les quais. Le fleuve flamboyait, Fourvière, ocre, blanche, dorée, en imposait sur la colline de l’autre côté de la rive. Des types passaient avec des bagnoles hors de prix toutes vitres ouvertes musique à fond, agressifs. Au volant, j’ai mis les écouteurs pour ne rien louper de la proposition.d’écriture de ce jour. Je m’aperçois que j’échange machinalement des messages avec les autres automobilistes. Pleins phares, feux de croisement, pleins phares, certains jouent le jeu, d’autres non. J’ai ouvert la porte-fenêtre qui donne sur la cour, je cherche la chatte. Il a dû bien pleuvoir car le carrelage est bien mouillé. Pas de chatte. J’ai éteint la lumière de la hotte, j’ai attendu que mes yeux s’habituent à l’obscurité puis je suis monté. Je suis resté assis sur mon fauteuil quelques instants. La maison était silencieuse. J’ai encore attendu un peu pour voir si je n’entendais pas la chatte miauler dans la cour ou sur un toit. Comme il ne se passait rien, j’ai appuyé sur la touche Entrée du clavier, l’écran de connexion est apparu avec son fond sombre, j’ai entré mon mot de passe et la luminosité de l’écran m’a jailli au visage comme quand on sort du ventre de sa mère, cette solitude-là.

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.net ( en chantier perpétuel)

Un commentaire à propos de “#anthologie #07 | cette solitude-là”

  1. Tiens, un chat, une chatte en l’occurence et elle est absente. La nuit, les chats, les animaux. J’aime bien l’idée des messages pleins phares, feux de croisement, pleins phares.