Des vagues de bourrelets pelucheux, figées, sagement alignées sur toute la longueur du couvre-lit. Sur la largeur, leurs ondulations immobiles sinuent vers un infini bordé par le galon de frange de lingots qui ourle le tissu. L’espace entre chaque vague est plus étroit que les bourrelets eux-même, il délimite les canyons sans fin dans lesquels des fourmis égarées se perdraient. L’amplitude de la vague originale, de la taille d’une main d’adulte, est identique sur tous les exemplaires de ce motif quelqu’en soit la couleur. Ici, c’est un orange abricot tirant sur le spéculos. Ils existent aussi en jaune moutarde, en bleu azur, en vert épinard, en gris ardoise presque noir. Autant de couleurs manquant de franchise et qui contribuent à rendre cette matière lassante. Car quelque soit la couleur, c’est la texture même de l’étoffe qui est immédiatement reconnaissable. Ce textile simule la chaleur, la solidité, la douceur du velours; il n’en est qu’une lointaine imitation. Il est mollasse : drapé sur le lit, il deviendra informe suite au moindre contact d’un corps voulant s’allonger quelques instants. Il est rêche, de plus en plus irritant au fil des lavages. Lavages qui ôteront progressivement les petits filaments des bourrelets du motif et transformeront cette tentative de velours côtelé en un chiffon à petits trous égrainant à l’infini la lettre E en morse.
Ce dessus de lit, en deux exemplaires identiques dans la chambre, sur son lit à elle, à gauche en entrant dans la pièce et sur celui de sa soeur à angle droit, légèrement débordant sous la fenêtre faisant face à la porte. Il est drapé, coincé entre le mur et le bord du matelas pour un côté et glissé sous le matelas pour l’autre côté. A la tête du lit, l’oreiller bien rebondi se devine en bosse. Au pied du lit, un dernier rabat permet de réaliser une arrête bien droite. Son couvre-lit est lissé dès le matin avant qu’elle parte pour l’école. Maman dit que c’est important de laisser sa moitié de chambre bien rangée pour la journée. Pourtant, dans la journée, personne n’est là pour le voir.
Opposé à son lit, les étagères à crémaillères en planche de Formica blanc grimpent à l’assaut du mur, presque jusqu’au plafond. Les étagères les plus hautes ne sont pas pour elle, ses parents l’utilisent pour ranger des boites en carton. Elle a le droit de ranger ses livres, ses poupées, ses crayons et ses cahiers sur les deux planches les plus basses, les seules qu’elle peut atteindre et qui sont juste au dessus de la planche plus large servant de bureau. Une de ses copines de classe a un secrétaire avec un rabat qui permet de refermer le bureau quand les devoirs à la maison sont faits, tout peut rester en désordre mais ça ne se voit pas et surtout la petite soeur ne peut pas toucher quoique ce soit car le rabat ferme à clé. Elle aussi aimerait en avoir une de clé car elle a déjà une petite soeur.
Devant les étagères, sa chaise avec une assise en paille et quatre pieds droits en bois blancs reliés par des bâtons annelés. Elle peut poser ses pieds sur celui de devant quand elle écrit. Les bois des deux pieds arrières se prolongent vers le haut et se terminent par une boule. Les mêmes bâtons légèrement incurvés forment le dossier. Elle l’utilise le soir pour la mettre à côté de sa tête de lit, ça fait comme une table de chevet où elle peut poser son livre et sa lampe de poche rouge en fer. C’est difficile pour elle de refermer le boitier de la lampe, le fermoir doit être bien enfoncé sinon la grosse pile carrée en carton n’est pas correctement en contact avec les lamelles de cuivre et la minuscule ampoule ne s’allume pas. Elle a appris à économiser la pile en faisant tourner la roue dentelée de l’interrupteur sur le côté gauche de la lampe pour éteindre quand elle ne s’en sert pas. Ainsi elle ne dérange plus ses parents pour utiliser sa lampe de poche. Sauf de temps en temps quand il faut une nouvelle pile. Le soir, elle a le droit de lire un peu avant de s’endormir à condition de ne pas gêner sa petite soeur. Après que maman soit passée dire bonne nuit et éteindre la lumière du plafonnier, elle fait une tente avec son dessus de lit et dans cet abri elle continue à lire avec sa lampe de poche.
Le couvre-lit la trahit toujours, Maman voit la lumière à travers.