Il est né à Paris ou à Montévidéo au milieu des années soixante ; il croit, il ne peut pas être sûr, il n’a pas assisté à sa naissance, ni vous à la votre. Vous, vous croyez ce qui est écrit sur vos papiers, enfant naïf. Il garde quelques souvenirs de son enfance, il va pour une fois raconter un peu de sa vie, ou d’une vie qui lui ressemble, mais l’essentiel sera là, c’est-à-dire ce qui n’est pas là, ce qu’il ne sait pas. Écrire sur le vide n’est pas un exercice facile, même pour un Uruguayen de Paris. Il a fait des études de physique au pays, il est devenu un spécialiste de l’éther, remplir de rien un monde, il sait le faire, il a construit une ville invisible, capitale et éphémère pleine d’absence et vide de bruit où il ne pleut jamais.
Il doit partir de cette petite maison en torchis, humide et douce, perdue dans la pampa en Picardie, entendre le chant plaintif et amer des guira cantara du pays véritable, au paradis, ici, il pourra écrire une histoire.
Il entre dans la cuisine au sol carrelé de tommettes beige clair, à droite le meuble blanc en bois aggloméré recouvert de placage blanc, au-dessus l’évier en acier inoxydable, en face le vaisselier, entre les deux, la table en Formica marron et les six chaises en chêne paillées qui lui laissaient des traces sur les cuisses l’été, après sur le mur qui fait face aux fenêtres du jardin, il y a le poêle à charbon, et son gros tuyau coudé qui monte dans le plafond de lambris vernis, après sur ce mur blanc il y a une cuisinière à gaz en métal blanc contenant la bouteille explosive, sur le dessus la boîte d’allumettes et plus loin la huche à pain sombre caché derrière la porte du salon, le meuble roi, ici, c’est le vaisselier bon marché en bois clair et tendre, un meuble rangé par la maîtresse de maison, la partie basse est divisée par la porte de droite qui contient sur l’étagère du bas, des conserves, et sur l’étagère au-dessus l’épicerie, le sel, le poivre, les cornichons, la moutarde, le Nesquik, le café, etc.. , et une boite à sucre blanc, les deux portes du milieu enferment la grosse vaisselle, saladier, plat à tarte, etc. ; la porte de gauche les ustensiles de cuisine, appareils à purée, gaufrier, sous le plateau en marbre noir séparant les deux niveaux, au-dessus de la double porte et des deux portes, il y a trois trois, le tiroir de droit contenant des médicaments, aspirine, mercure au chrome, le tiroir central contient les couverts ordinaires et le couteau du grand-père au manche en corne noire du pays natal, et les serviettes de table en tissu violet écossais, le tiroir de gauche reçoit des papiers, mode d’emploi divers, sur le plateau de marbre noir pose les deux pieds qui supportent l’étage supérieur, il y a au fond de cette cavité un miroir, sur ce miroir est scotché une photo, ces parents, dans la soixantaine fêtant un anniversaire de mariage, les noces d’or peut-être, à côté on devine grâce aux quatre petites traces de colle qui forme un rectangle vide qu’il y avait une autre photo, une photo fantôme, entre cette image réelle et cette empreinte il y un espace vide où il peut se voir s’il se penche un peu aujourd’hui, il voit son visage dans ce petit espace et par un méchant hasard à la place de ses deux yeux il voit deux petits rectangles de colle usés et sales, sur le plateau il y a aussi un saladier vert foncé recevant les fruits du moment, quelquefois aussi un vieux dictionnaire Larousse parme et usé apparait et disparait, l’étage du dessus est lui aussi équipé d’une double porte et de deux portes simples, la porte de droite reçoit les verres en haut et les bols et les tasses en bas, la double porte, donne l’accès en bas aux assiettes plates, en haut aux assiettes creuses et aux petites assiettes, la porte de gauche accueil ces choses diverses et étrangères qui aspirent les vies et recrachent un pays.
J’accroche avec émotion et dévotion à cette narration un peu triste, même pas nostalgique, c’est comme si le paysage entier de la venue au monde avait été engloutie à deux photos près. Celle avec les points de colle , ces rectangles souillés à la place des yeux intrigue beaucoup. Les souvenirs semblent englués dans l’insiginifiance ou plutôt l’abandon d’une volonté d’y revenir pour des raisons qui n’apparaissent pas dans le texte. Un « Urugayen de Paris » a sans doute perdu pas mal de repères de ses origines dans la « petite maison en torchis » Picarde où il annonce en filigrane son retour aux sources. Lesquelles ? Va savoir ? C’est un personnage qui se raconte pour l’instant. Il a l’air bien pesant et las dans ses premiers regards, il semble vouloir faire un inventaire…..mais « le couteau du grand-père au manche en corne noire du pays natal, et les serviettes de table en tissu violet écossais » donnent un peu d’espoir de rencontrer quelqu’un à la lectrice que je suis. Il va se passer quelque chose. Envie de crier sur le seuil : Il y a quelqu’un ? ,
Merci Marie-Thérèse, tu lis juste, je fais le clown un peu en ajoutant: « Vous m’avez compris ».
C’est un voyage dans la cuisine de cet homme, merci Laurent.
Merci à toi.